La Tunisie a la chance d’avoir un important patrimoine culturel matériel, mais cet important potentiel, que beaucoup de pays nous envient, n’est pas bien mis à profit pour servir de levier de développement. Faute de moyens, dit-on, mais l’argent existe et il faut être en mesure de le mobiliser.
Par Abdellatif Mrabet *
Le patrimoine culturel matériel de la Tunisie est incontestablement riche et varié. On estime le nombre de nos sites archéologiques à plus de 30.000 et nos monuments historiques classés à plusieurs centaines, cela sans compter ce qu’on appelle «le petit patrimoine», des bâtisses et des ensembles dits vernaculaires qui parsèment nos campagnes, nourrissent notre mémoire et réfléchissent une bonne part de notre identité…
Cependant, fait pour le moins paradoxal, cet important potentiel que beaucoup de pays nous envient, n’est pas bien mis à profit pour servir de levier de développement. Loin s’en faut !
Faute de protection et de valorisation, le patrimoine périclite et disparaît
Aujourd’hui, seulement quelques dizaines de sites et de musées sont ouverts aux visiteurs. Ce constat d’un taux d’exploitation des sites archéologiques estimé inférieur à 0, 2 % est d’autant plus aberrant qu’il se situe aux antipodes du discours officiel qui prône la valorisation du patrimoine et vante les mérites du tourisme culturel et du développement durable.
La pratique, il faut le dire est autre et la réalité est bien différente. Des sites grandioses sont ainsi laissés à l’abandon, livrés à la spoliation, alors qu’ils peuvent profiter aux riverains des régions de l’intérieur qui, à l’exemple du centre-ouest (Kasserine/Sidi Bouzid/ Kairouan), sont en mal de développement… Des centaines de monuments pourtant classés et inscrits en tant que tels sur le Journal officiel de la République ne sont pas régulièrement entretenus; certains, d’ailleurs, longuement délaissés, ont simplement fini par disparaître… À tout cela s’ajoutent des biens culturels meubles de toutes sortes dont beaucoup – pour ne pas dire la plus grande partie – croupissent dans des réserves non appropriées…
Cette situation déplorable n’est certes pas propre à la Tunisie et l’on sait que des pays aussi nantis en patrimoine et mieux pourvus en ressources peuvent parfois connaître quelques difficultés qui, comme chez nous, ressortent à l’insuffisance des moyens financiers.
À l’évidence, le patrimoine culturel matériel nécessite beaucoup d’argent pour son entretien et sa mise en valeur. À défaut, il ne rapporte rien. Pire même, faute de protection et de valorisation, il périclite, voire disparaît… Aussi faut-il se mobiliser continuellement pour sa conservation.
Où trouver l’argent nécessaire à la revalorisation du patrimoine ?
Oui, chez nous, c’est le nerf de la guerre qui manque le plus. Cela vaut pour tout le secteur de la culture mais plus particulièrement pour le patrimoine dont la part dans le budget du ministère de tutelle est toujours insuffisante (pour l’année 2019 environ 20% d’un budget global qui peine à atteindre 0,8% de celui de l’Etat). On se réjouit par avance de l’intention du gouvernement d’augmenter le budget 2020 des affaires culturelles de 1% sur le budget de l’Etat mais cette mesure, qui va faire passer l’argent de la culture de 300 millions de dinars (MDT) en 2019 à 470 MD en 2020, soit une hausse sectorielle de plus de 56%, ne couvrira qu’une très faible partie du coût des tâches de conservation, de sauvegarde et de valorisation que nécessite le patrimoine culturel matériel tunisien.
Certes, le patrimoine archéologique a des ressources propres, générées par sa valorisation quand elle a lieu. Elles proviennent principalement des droits d’entrée sur les sites et dans les musées ainsi que des revenus de la vente de certains produits dérivés du patrimoine ou encore des loyers des concessions ou de la ferme de certains monuments exploités par des particuliers.
Perçues par l’agence de mise en valeur du patrimoine et de promotion culturelle (AMVPPC), institution créée à cet effet, ces recettes sont cependant aléatoires – en fonction des saisons touristiques et des événements – et souvent bien insuffisantes. En outre, ne profitant pas au seul patrimoine, leur redistribution – telle qu’elle est opérée par l’agence en question – intègre souvent d’autres départements culturels !
Cependant, faisant avec ce manque de moyens, l’Etat tunisien n’a pas hésité à se tourner vers l’extérieur pour y trouver des sources de financement nécessaires à sa politique patrimoniale. Ainsi, dut-il, pour la réalisation de projets nécessitant des mises importantes, recourir à l’emprunt ; il le fit en 2003 quand il sollicita un prêt de la Banque Mondiale pour la rénovation des musées du Bardo, de Sousse et de Houmt Souk, la construction d’un centre d’interprétation à Kairouan, la valorisation des médinas de Sousse et de Kairouan ainsi que celle du site d’Oudhna..
Plus fréquemment, la Tunisie chercha à obtenir des dons consentis par des Etats et organismes étrangers. Parmi les aides d’Etat ainsi obtenues, certaines vinrent de pays arabes, souvent consenties au profit de la médina de Kairouan, à titre de capitale islamique, la plus ancienne au Maghreb. Il y avait aussi des appuis non étatiques, tel celui consenti par la fondation Calouste Gulbenkian au profit de l’amphithéâtre d’El-Jem et auparavant à celui du Centre culturel international de Hammamet (Dar Sebastian ). S’agissant d’organisations, c’est l’Union européenne qui se distingue avec différents financements en faveur du patrimoine, accordés dans le cadre de projets ponctuels, associant différents pays. Nous pouvons en mentionner au moins trois importants:
• une action – engagée en 1999, clôturée en 2003 – portant sur l’inventaire informatisé du patrimoine, dans le cadre du projet «IPAMED»;
• un projet mis en place à la faveur du programme «Archéomedsites», bénéficiant aux sites de Carthage et de Kerkouane (2014-2015) en vue de les doter de plans de gestion;
• plus récemment, en 2019, le projet «Tunisie, notre destination» est entre autres destiné à la valorisation du patrimoine puisqu’il va permettre la rénovation du musée de Carthage.
Des pistes pour trouver les fonds manquants pour valoriser le patrimoine
Mais, le patrimoine, on s’en doute a besoin de moyens permanents, en complément de ce que garantissent ses maigres ressources, permettent les subventions de l’Etat et fournissent les prêts et les financements aussi nombreux soient-ils ! Comment faire ? Quelles autres solutions pour pallier le manque de fonds propres et mener sa propre politique patrimoniale ?
Des mécénats ciblés «patrimoine: en Tunisie, engagé depuis peu, le débat sur le mécénat culturel en tant que ressource pouvant – entre autres – servir le patrimoine et aider à sa protection et à sa valorisation, n’a pas encore donné lieu à un texte ou à une réglementation spécifiques.
Pour l’heure nous ne disposons à ce sujet que de la mention dans l’article 49 de la loi complémentaire des finances 2014 de l’ajout au code des impôts d’un paragraphe spécifiant la déduction «des mécénats» de l’assiette imposable.
Cette mesure, jusqu’ici, n’a eu que fort peu d’impact en matière de protection et de valorisation des sites archéologiques et des monuments historiques et les mécénats enregistrés ont plutôt porté sur des œuvres d’art et des événements culturels – festivals, expositions…
Il faudra donc des mécénats ciblés «patrimoine», visant exclusivement les monuments historiques. Pour cela, il suffira simplement de suivre la démarche du ministère des Collectivités locales et de l’Environnement qui vient d’initier une série de contrats entre des entreprises privées mécènes et des communes, cela pour la maintenance et l’entretien de parcs et d’espaces verts…
On peut de même penser à encourager la mise en place d’une fondation du patrimoine un peu à l’image du National Trust anglais (National trust for places of historic interest or natural beauty) ou de ce qui se fait en France avec une association d’utilité publique ayant pour mission la sauvegarde et la promotion du petit patrimoine, rural mais aussi industriel – sachant que chez nous ce dernier est complètement négligé…
Une taxe pour le patrimoine : confrontés aux mêmes difficultés de financement, nombreux pays dans le monde ont aussi opté pour cette autre solution qui consiste à instaurer une taxe de séjour afin de faire payer le touriste. La Tunisie en a fait de même à travers la loi des finances de 2018 (art 49) ; cependant, fort modique – notamment pour les étrangers à raison de 3 dinars par nuitée pour un hôtel de 4 à 5 étoiles –, le produit de cette taxe ne va pas au patrimoine mais profite exclusivement au fisc.
Il est donc souhaitable d’augmenter cette taxe et de faire de sorte que son produit aille exclusivement et de façon constante au sauvetage du patrimoine archéologique mis en tourisme.
Autres mesures envisageables : à vrai dire, la gamme des solutions est assez large. On peut par exemple envisager des partenariats public privé (PPP) afin de donner à l’investissement dans le patrimoine davantage d’impulsion. La loi existe, votée depuis 2015 et il y a eu même quelques projets d’engagés – tel celui relatif à la musique traditionnelle et sa digitalisation – mais, pour le patrimoine archéologique, on n’a encore rien vu de consistant.
On peut aussi envisager des gestions déléguées de sites moyennant un solide cahier de charges ainsi que de rigoureux mécanismes de contrôle. Là aussi, il faudra sans doute attendre quelque temps avant de vaincre les réticences de certains ultras et de voir aboutir un jour quelques grands projets !
D’autres solutions existent encore et l’on peut même envisager de monter un Loto patrimoine, comme il s’en fait en France ! Pourquoi pas ?
L’essentiel, c’est d’agir et vite car les menaces qui pèsent sur notre patrimoine n’attendent pas !
* Professeur des universités, directeur d’un laboratoire de recherche à l’université de Sousse.
Donnez votre avis