Kaïs Saïed, 61 ans, méconnu de la scène politique avant 2011, vient d’être élu président de la république tunisienne avec un taux de plus de 72%, et ce, sans avoir à présenter un programme multidimensionnel convaincant à son électorat et aux Tunisiens en général. Qui est cet homme ? Comment est-il devenu si populaire ? Et jusqu’où pourra-t-il aller dans la mise en œuvre de ses idées pour le moins utopiste ?
Par Khémaies Krimi
Cet enseignant en droit constitutionnel à la retraite, à l’allure spartiate, s’est contenté, durant une campagne électorale à éclipses et à petits prix, d’esquisser les grandes lignes d’une vision le moins qu’on puisse dire utopique.
Pour la rappeler succinctement, cette vision est articulée autour de trois axes : renversement, au plan institutionnel, de la pyramide des pouvoirs au profit des collectivités locales au détriment de l’administration centrale, conservatisme moral avec comme pointe l’opposition à la dépénalisation de l’homosexualité et à l’égalité homme-femme dans l’héritage et souverainisme inspiré du nassérisme et du nationalisme arabe qui rejette tout rapprochement avec l’Etat d’Israël.
Cela pour dire, qu’à quelques jours de son investiture et de son accès de juré à la magistrature suprême, le 8e président de la république tunisienne demeure énigmatique et suscite moult interrogations sur la politique qu’il va suivre à l’intérieur et à l’extérieur du pays.
Deux éminents intellectuels tunisiens, Ahmed Manai, dissident de la mouvance islamiste, actuel président de l’Institut tunisien des relations internationales (ITRI) et auteur d’un célèbre livre de témoignage ‘‘Supplice Tunisien – Le jardin secret du général Ben Ali’’, et Riadh Sidaoui, écrivain, politologue et directeur du Centre arabe de recherches et d’analyses politiques et sociales (Caraps) basé à Genève, se sont penchés, dans des entretiens très médiatisés, sur le phénomène Kaïs Saïed. Leurs appréciations méritent qu’on s’y attarde.
N’est pas intègre et probe qui veut
Dans une interview accordée au site tunisien d’expression arabe, ‘‘Akhbar Al-Joumhouria’’, Ahmed Manai reconnaît, avec beaucoup de nuances, à Kaïs Saïed, une certaine intégrité et probité. Il estime, néanmoins, que ces qualités sont généralement exigées de responsables opérationnels, à l’instar, des Pdg de sociétés et de ministres. Or, toujours d’après lui, Kaïs Saïed est un professeur retraité et n’a jamais, en conséquence, eu à assumer une quelconque responsabilité ni dans les affaires, ni dans les finances. C’est la raison pour laquelle, il ne peut être, à la limite, qu’honnête et irréprochable, car il n’a rien géré de concret ou de complexe pour se tromper.
Pour Ahmed Manai, la seule référence nationale en matière d’intégrité et de probité politique reste le leader Habib Bourguiba qui n’a laissé, à son décès et après trente ans d’exercice de pouvoir, qu’un compte bancaire où sont déposés 1053 dinars. Il a rappelé, à ce propos, que même le million de dollars que lui avait offert le roi Fayçal d’Arabie Saoudite, il l’avait remis au Trésor de l’Etat.
Partant de ce parallèle, l’auteur du ‘‘Jardin secret du général Ben Ali’’ n’y va par quatre chemins. Il estime que l’ascension fulgurante de Kaïs Saïed suscite de sérieuses craintes pour l’avenir de la Tunisie et pour toute la région.
Avec cet homme au profil assez particulier, il craint le retour aux problèmes identitaires déstabilisants de 2011et aux complots fomentés, à l’époque, au nom du printemps arabe, contre un pays voisin : l’Algérie.
Quant au soutien que vient d’apporter le parti Ennahdha à Kaïs Saïed, il pense que cette décision relève de la gabegie car il n’arrive pas à comprendre comment un parti qui a gouverné le pays depuis 2011, et qui a contribué à l’élaboration de ce qu’on a appelée «la meilleure constitution du monde», se permet de ne pas prendre ses distances vis-à-vis des idées utopistes de Kaïs Saïed, au risque de phagocyter tout ce qu’il a réalisé.
En conclusion, Ahmed Manai s’est dit, toutefois, rassuré que Kaïs Saïed va échouer dès les premiers mois.
Un phénomène sociopolitique
Pour a part, Riadh Sidaoui s’est interrogé, dans une vidéo diffusée samedi 12 octobre 2019, sur les raisons qui ont amené des communistes, nationalistes arabes, socio-démocrates et islamistes à soutenir le même candidat à la présidentielle, en l’occurrence Kaïs Saïed.
Pour mémoire, le Parti unifié des patriotes démocrates (Watad, gauche radicale), le Mouvement populaire (nationaliste arabe), le Courant démocrate, Tahya Tounès (socio-démocrates), Ennahdha et coalition El Karama (islamistes) ont soutenu, publiquement, la candidature de Kaïs Saïed au second tour de la présidentielle.
Pour Riadh Sidaoui, pour réunir tant de contradictions idéologiques autour de sa personne et en sa faveur, Kaïs Saïed est «un phénomène sociologique inédit» dans la région arabe et même dans le monde.
Parmi les qualités qui ont séduit son électorat, Sidaoui a évoqué la simplicité perceptible à travers sa voiture populaire et le fait de fumer des cigarettes locales de marque «Cristal» et de boire du café populaire filtre. Il a cité également l’absence de garde rapprochée à ses côtés, du moins durant la campagne du premier tour, l’intégrité et la probité dans la mesure où les Tunisiens veulent en finir avec la corruption qui s’est démocratisée après le soulèvement du 14 janvier 2011.
Abstraction faite de ces appréciations et analyses des deux intellectuels, il faut reconnaître que l’élection de l’utopiste Kaïs Saïed à la magistrature suprême sera, à priori, lourde de conséquences ne serait que par les bouleversements structurels qu’elle pourrait générer.
Farouche partisan d’une révolution institutionnelle, morale et géostratégique, Kaïs Saïed risque, du moins au regard de ses soutiens contradictoires et surtout de celui islamistes (même s’il se targue d’être indépendant et de n’avoir demandé l’appui d’aucune partie), de ne pas bénéficier du précieux soutien de beaucoup de cadres et d’intellectuels progressistes ou anti-islamistes qui n’ont voté ni pour lui ni pour son rival. Ces derniers, de par leur position dans la hiérarchie politique et sociale, demeurent indispensables pour piloter tout changement. Et même si nombre d’entre eux ont souvent été solubles dans l’argent de la corruption, leurs soutiens lui manqueront à coup sûr…
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