Pour ceux qui pouvaient avoir encore quelques doutes sur les véritables intentions d’Ennahdha, le fait s’impose aujourd’hui que le parti islamiste ne nourrissait aucunement l’ambition de voir un des siens prendre les commandes du palais de la Kasbah. Pour les stratèges de Montplaisir, l’essentiel du pouvoir de décision se trouve au palais du Bardo.
Par Marwan Chahla
Nous y sommes à présent, demain, mercredi 13 novembre 2019, se tiendra la séance inaugurale de la deuxième Assemblée des représentants du peuple (ARP) pour un nouveau mandat quinquennal et le jeu nahdhaoui se précise: faire monter les enchères sur la désignation du prochain chef du gouvernement n’était qu’une opération de diversion ou d’enfumage, car, depuis l’annonce des résultats – même préliminaires – des législatives du 6 octobre dernier, la direction d’Ennahdha savait très bien ce qu’elle voulait, à savoir la présidence de l’ARP. Le reste, c’est-à-dire les présidences de la République et du gouvernement, importe moins, nettement moins.
Bouc émissaire et éjectable à tout instant
Qui aurait pu croire, un seul instant, qu’un Rached Ghannouchi ou tout autre dirigeant nahdhaoui se serait vraiment aventuré de prendre la direction des affaires du pays dans un contexte social, économique et politique aussi incertain ?
Ennahdha, peut-être plus qu’aucune autre formation politique, a compris que le pouvoir, le véritable pouvoir décisionnel – ainsi qu’il est défini par la Constitution de 2014 – réside à l’ARP. Faut-il le redire que c’est au Bardo que la nomination des premiers ministres, ministres et secrétaires d’Etat est avalisée et que les politiques – de quelque nature qu’elles soient – se font et se défont au gré des textes de loi votés par les députés.
Donc, à quoi servirait-il de s’embarrasser de la fonction de chef du gouvernement – un homme ou une femme de vitrine, toujours sur le pont, se tuant à la tâche 24 heures/24 et 7 jours/7, servant de bouc émissaire et de fusible commode pouvant sauter à tout instant ?
Pour en avoir fait l’expérience à deux reprises par le passé – avec Hamadi Jebali et Ali Laarayedh, de décembre 2011 à janvier 2014 –, les Nahdhaouis ont appris la leçon, laissant aux autres «cette prise de risques inutile et ingrate» et se contentant de quelques portefeuilles ministériels, même si cela peut leur valoir un certain anonymat… Pour les islamistes – eux qui ont été habitués pendant longtemps à l’exil, la clandestinité et l’action souterraine – cette invisibilité n’est nullement dérangeante.
Entretemps, le jeu nahdhaoui se joue dans les arrière-boutiques du pouvoir: c’est bien dans les couloirs obscurs du pouvoir qu’Ennahdha trouve son élément naturel. C’est là qu’il exerce ses coups bas, qu’il manigance et complote pour propulser qui il veut et décapiter celui ou celle qui ne se plie pas à ses désirs. C’est bien dans les coulisses, également, qu’il trame et prépare minutieusement l’avènement de son plus grand projet, celui de l’islamisation de la société tunisienne…
Faire la pluie et le beau temps
En attendant que leur grand dessein se réalise, les islamistes se contentent de veiller au grain à l’ARP – pour que rien ne leur échappe complètement et que rien ne se fasse en Tunisie sans eux. C’est à cette fin que sert l’ARP : avec leur courte victoire aux dernières législatives, leurs 52 sièges parlementaires, c’est-à-dire moins d’un quart du nombre total de députés, ils sont tout de même capables de faire la pluie et le beau temps, en faisant pression sur les uns, les plus récalcitrants, et en faisant miroiter des promotions inespérées aux autres, les plus opportunistes.
Les projets de loi soumis par les parlementaires – des plus anodins aux plus cruciaux – et les propositions et suggestions émanant de Carthage et de la Kasbah ne verront le jour et ne deviendront lois que s’ils obtiennent l’aval nahdhaoui – et à peu de frais pour le parti islamiste.
Et c’est sans doute pour ce coût modique et cet effort moindre qu’Ennahdha – qui a fait croire, jusqu’ici, que Rached Ghannouchi était capable de supporter le fardeau de la primature – soumet aujourd’hui la candidature du gourou de Montplaisir à la présidence de l’ARP. Il n’en coûtera pas grand-chose – ni physiquement, ni intellectuellement ou politiquement – au quasi-octogénaire président du parti islamiste, qui vient d’obtenir son siège parlementaire, de roupiller sur le perchoir du Palais du Bardo, comme il sait le faire.
Dans cette position, Rached Ghannouchi décidera de l’ordre du jour de ses confrères parlementaires, déterminera le travail des commissions et n’éprouvera aucune difficulté à diriger les débats. Tout est préparé à l’avance et le terrain est déblayé avant que les textes ne soient soumis à la discussion des députés. Et lorsque les débats deviennent houleux, prosaïquement, d’un simple coup de marteau, les choses rentrent dans l’ordre. Si le tumulte persiste, le président de l’ARP peut suspendre la séance. Et s’il souhaite s’absenter, son remplacement est assuré par le vice-président.
En somme, rien de bien ardu ou contraignant que ne saurait supporter Rached Ghannouchi ou qui n’exige de lui tant d’expérience ou d’effort physique. Sans oublier que si l’on compare le travail fourni par homme aux bénéfices qu’en tirera Ennahdha de cette fonction de la présidence de l’ARP, il y a indéniablement un substantiel retour sur investissement… à terme.
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