En matière de transport dans les villes, tous les problèmes que connaissent, depuis des décennies, les Tunisiens, toutes classes sociales confondues, sont dus à l’inexistence d’une politique de mobilité urbaine cohérente, voire d’une vision stratégique claire des déplacements quotidiens liés au travail, aux études, aux achats et aux loisirs.
Par Khémaies Krimi
Il faut entendre par là que la Tunisie a navigué à vue, depuis l’accès du pays à l’indépendance en 1956, et que les gouvernements qui se sont succédé, par l’effet d’une centralisation excessive de la gestion du secteur du transport (régie), n’ont jamais développé une approche claire des modes de transport qui conviennent le mieux aux Tunisiens et leur évitent retards, stress et pertes multiformes.
À titre indicatif, «une récente enquête sur les conditions de vie des étudiants d’un établissement universitaire de l’Université de la Mannouba, ville pourtant relativement bien desservie par une ligne de métro, a montré que 34% d’entre eux mettent quotidiennement plus de trois heures dans les transports en commun. Autant dire que ces étudiants n’ont le temps ni de réviser, ni de lire des livres, ni même d’avoir une vie culturelle en dehors de la course derrière un bus ou un métro».
Pis, en raison de l’inexistence d’une politique de mobilité urbaine sur le moyen et le long terme, les rares projets qui ont été menés à terme, en l’occurrence le Métro léger de Tunis, l’électrification de la ligne ferroviaire menant à la banlieue sud de Tunis et le Réseau ferroviaire rapide (RFR) en cours de réalisation ont connu d’importants retards avec, comme corollaire, des surcoûts exorbitants.
Ce sont là les principales révélations faites, samedi 16 novembre 2019, par Abdellatif Baltagi, économiste spécialisé dans le transport, consultant international, dans le cadre d’un débat organisé à Tunis par le Cercle Khereddine sur le thème : «Mobilité urbaine et crise des transports publics : cas du Grand-Tunis».
Faiblesses de la gestion actuelle du secteur du transport
L’expert a entamé sa communication par l’énumération des principales faiblesses de la gestion actuelle. Il s’agit en premier lieu de choix politiques malheureux. Parmi ceux-ci figurent la priorité donnée à la voiture particulière, l’absence d’une politique de la mobilité urbaine, le maintien de la régie comme mode de gestion du transport public, le recours très limité aux opérateurs privés pour le transport régulier, le recours important aux transporteurs «artisanaux» (louages, taxis collectifs, etc.)
Le conférencier a fait une mention spéciale pour la politique favorisant la voiture particulière. Selon lui, cette politique s’est traduite par un effort budgétaire des pouvoirs publics en faveur des modes privés deux fois supérieur à celui dont bénéficient les transports collectifs.
Par les chiffres, durant la période 2010-1016, les transferts budgétaires en faveur du secteur du transport ont été estimés, en moyenne annuelle, à 1.514,1 millions de dinars tunisiens (MDT) dont 492,5MDT au profit du transport public et 1021,6MDT en faveur des modes de transport privés dont subventions carburant (616,1MDT).
Au plan réglementaire, le Code des collectivités locales ne dit pratiquement rien sur les mécanismes institutionnels et financiers nécessaires pour mener une politique de mobilité urbaine.
Ces déficiences ont eu un triple impact négatif, d’abord, sur les usagers du transport public obligés de recourir à des modes de transport plus coûteux (voitures particulières, taxis, louages…), ensuite sur les sociétés de transport qui sont en survie grâce aux transferts quasi quotidiens de l’Etat, et enfin sur l’Etat lui-même dont l’effort budgétaire pour soutenir les entreprises a quasiment doublé mais qui s’avère insuffisant et non-payant puisque la crise ne cesse de s’aggraver.
Le conférencier tire deux conséquences de la détérioration du transport régulier. La première consiste en la concentration de l’effort financier de l’Etat, qui est à son maximum, sur le soutien au fonctionnement des opérateurs publics au détriment de l’investissement. La deuxième a trait à l’échec des tentatives menées pour faire appel aux promoteurs privés en vue d’injecter des financements frais et une offre de transport organisée.
Le benchmarking pour mieux situer l’expertise tunisienne
Le consultant devait évoquer les expertises développées en matière de transport dans des pays ayant un degré de développement similaire à celui de la Tunisie, s’agissant du Maroc, de l’Algérie et des pays de l’Afrique subsaharienne.
Au Maroc, le gouvernement a abandonné la régie comme mode de gestion, mis en place des autorités régulatrices, pris en charge le financement des infrastructures de transport et associé des opérateurs privés pour l’exploitation des réseaux de transport dans le cadre de contrats de délégation de service public.
En Algérie, le gouvernement a abandonné lui aussi la régie, attribué des autorisations de transport à des opérateurs privés (artisans), exploitant avec des véhicules de taille réduite les lignes de desserte, et ce sans création d’autorités organisatrices.
Dans les pays sub-sahariens, les gouvernements ont supprimé totalement les exploitants organisés (entreprises publiques de transport chez nous) sous la pression d’une multitude de transporteurs informels exploitant des minibus ou des petits véhicules.
Analysant ces trois expertises, l’expert considère que «l’expérience de l’Algérie et des capitales subsahariennes montrent que sans autorité organisatrice pour réguler les transports collectifs, et en ouvrant le marché aux petits transporteurs, c’est l’anarchie qui pointe à l’horizon avec des villes mal desservies et l’émergence de dysfonctionnements urbains divers».
L’expert donne par contre l’avantage à l’expertise marocaine car elle ouvre, d’après lui, le marché au secteur privé structuré mais en exerçant les fonctions régaliennes de planification et de régulation et en améliorant la gouvernance du secteur à travers la mise en place d’autorités organisatrices de transport public dans les grandes agglomérations.
Des pistes à explorer pour sortir de la crise
Au chapitre des remèdes et solutions, Abdellatif Baltagi a proposé des réformes à entreprendre et des pistes à explorer pour doter, à moyen terme, la Tunisie d’une véritable politique de mobilité urbaine.
Parmi ces pistes figurent l’amélioration de la gouvernance de la mobilité urbaine à travers la mise en place d’autorités organisatrices-régulatrices dans les grandes agglomérations, l’ouverture du transport public au secteur privé en commençant par les lignes à confort amélioré, la restructuration des opérateurs public de transport et la spécialisation par métier (rail, bus…).
L’expert recommande, également, aux autorités publiques de diversifier l’offre de transport public, de réguler le transport non régulier, de rééquilibrer les allocations budgétaires en faveur du transport public, d’aménager des couloirs protégés pour les bus, pour les deux roues et pour les piétons (trottoirs défectueux).
Il s’agit aussi de réduire le soutien financier à la voiture particulière en supprimant la subvention aux carburants et de créer un Fonds de la mobilité urbaine alimenté par des taxes affectées et par l’économie réalisable à travers la suppression de la subvention aux carburants.
Le consultant devait lancer un appel aux pouvoirs publics afin qu’ils fassent tout pout poursuivre la réalisation du projet RFR qui constitue l’ossature du système de transport en commun du Grand-Tunis.
À signaler que cette rencontre-débat a été animée par Ahmed Smaoui, ancien ministre du Transport, du Tourisme et des Affaires sociales, avec la participation de plusieurs anciens ministres et hauts cadres du secteur.
La rencontre a été marquée, également, par une autre communication faite par Salah Bel Aid, ancien Pdg de la Transtu sur le thème : «Remettre les transports publics en marche. Est-ce encore possible?». Nous y reviendrons dans un second article…
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