Jamais depuis la monarchie husseïnite, le Palais du Bardo n’a été le centre de gravité du pouvoir politique en Tunisie. Ça a toujours été à Carthage ou à La Kasbah mais avec l’avènement du dirigeant islamiste Rached Ghannouchi, les choses semblent changer.
Par Imed Bahri
Rached Ghannouchi désormais président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et par conséquent deuxième personnage de l’Etat – grâce notamment aux 38 voix de Qalb Tounes, le parti de Nabil Karoui – se livre à une intense activité diplomatique depuis son élection au perchoir. Un bal incessant d’ambassadeurs défile tous les jours au palais du Bardo, siège de l’ARP.
Les diplomates étrangers accrédités à Tunis connaissent le pouvoir réel de Ghannouchi, qui souffle le chaud et le froid sur la politique tunisienne depuis 2011, et se précipitent eux aussi au Bardo.
Jamais depuis la monarchie husseïnite, destituée en 1957, le Palais du Bardo n’a été le centre de gravité du pouvoir politique. Ça a toujours été à Carthage ou à La Kasbah mais avec Ghannouchi les choses semblent avoir changé.
La frénésie diplomatique de Ghannouchi
Pas plus tard qu’avant-hier, lundi 26 novembre 2019, le chef islamiste a reçu le nouvel ambassadeur d’Algérie Azouz Baalal puis l’ambassadeur de Turquie Ali Onaner (qui, détail important, était directeur du cabinet du ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu avant d’être nommé ambassadeur à Tunis, ce qui prouve l’importance de la Tunisie d’aujourd’hui pour la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan).
Hier, mardi 27 novembre, M. Ghannouchi a reçu l’ambassadeur d’Italie Lorenzo Fanara. Aujourd’hui, mercredi 28 novembre, il a reçu l’ambassadeur du Qatar, Saâd Ben Nacer Al-Hamidi. Et l’ambassadeur du Koweït, Ahmad Ibrahim Al-Dhufairi…
Et tous les jours c’est ainsi. Ce n’est pas que le président de l’ARP reçoive des ambassadeurs qui étonne mais à ce rythme! À cette cadence frénétique!
L’entretien avec l’ambassadeur italien fut relayé ce matin non pas sous forme d’une dépêche mais d’un article long comme le bras dans le quotidien ‘‘La Presse’’. L’article commence par le fait que Ghannouchi a annoncé au diplomate italien que la Tunisie participera au sommet consacré à la Libye qui se tiendra le mois prochain à Berlin.
On se demande si M. Ghannouchi est le porte-parole de la présidence de la République pour annoncer la participation de la Tunisie. La diplomatie est, en vertu de la Constitution, le domaine réservé du chef de l’Etat et seul ce dernier décide et annonce la participation de la Tunisie aux sommets régionaux et internationaux et décide du degré de représentativité de l’Etat (lui-même, son chef de gouvernement ou le ministre des AE).
Ghannouchi marche sur les platebandes de Saïed
Détail important, le président de la république, Kaïs Saïed, avait précisé au cours de la campagne électorale que la Tunisie devrait avoir un rôle déterminant dans le dénouement de la crise libyenne et ne pas l’abandonner aux puissances occidentales.
Egalement, le choix de Kaïs Saïed de nommer comme directeur de son cabinet, l’ambassadeur Tarak Bettaïeb, spécialiste de la Libye, n’est pas anodin. Nous savons également que M. Ghannouchi est proche du président turc Erdogan, qu’il s’est pressé – comme un subalterne tenu de faire un rapport – à Ankara pour le rencontrer au lendemain du résultat des élections législatives tunisiennes du 6 septembre dernier et nous savons que la Turquie est partie-prenante dans la guerre par substitution (proxy war) dont la Libye est le théâtre entre l’axe Ankara-Doha qui contrôle (ou du moins tente de contrôler) Tripoli via les groupes islamistes et l’axe Abu Dhabi-Le Caire (via le maréchal Khalifa Haftar à Benghazi).
Il y a certes ce qu’on appelle la diplomatie parlementaire mais qui se limite à la collaboration parlementaire; quant à la politique étrangère, elle se dessine, se conçoit et se décide à Carthage et non pas au Bardo. Les frontières ne doivent pas être poreuses entre cette collaboration parlementaire et la diplomatie officielle et Rached Ghannouchi ne doit pas profiter de cette porosité pour manœuvrer diplomatiquement surtout que la non ingérence de la Tunisie dans la politique des Axes est un principe de notre diplomatie depuis l’indépendance et M. Ghannouchi, ce qui n’est un mystère pour personne, est aligné sur l’Axe Ankara-Doha.
Bref, que les choses soient clarifiées et que seul le président soit le maître de la politique étrangère. Les Tunisiens ont porté au pouvoir Kaïs Saïed et non pas Rached Ghannouchi.
Donnez votre avis