Dans cette lettre ouverte au chef de gouvernement désigné Habib Jemli, l’auteur rappelle les problèmes structurels de l’agriculture tunisienne qui ne nourrit pas son homme et l’appelle à élaborer et mettre en œuvre un grand programme national de mise à niveau de ce secteur, véritable moteur de développement des régions intérieures déshéritées.
Par Salah Darghouth *
Tout en vous adressant mes souhaits de succès dans la formation d’un gouvernement de compétences, je m’adresse à vous ici en votre capacité de professionnel de l’agriculture ayant passé l’essentiel de sa carrière dans les rouages du secteur agricole et agro-alimentaire de notre pays.
Comme ce fut le cas pour la dernière récolte céréalière, l’attention de l’opinion publique est tournée ces temps-ci vers les campagnes de production d’huile d’olive et de dattes qui s’annoncent prometteuses. Nous ne pouvons que nous en réjouir.
Bien que notre pays ait déjà connu des pics de production aussi élevés par le passé, les récoltes de cette année s’inscrivent effectivement dans une tendance générale d’accroissement de la production et ce, depuis les années 80.
Toutefois, vous êtes bien placé pour savoir que cette tendance cache un constat sans appel confirmé par toutes les revues stratégiques sérieuses et fiables effectuées sur le secteur. La vérité c’est que notre agriculture est en crise latente. La vérité c’est que notre agriculture a échoué dans son rôle central de moteur de développement de nos régions intérieures déshéritées. La vérité c’est que bien qu’étant le principal pourvoyeur d’emploi dans la plupart des zones rurales, elle n’a pas pu contribuer à la résorption du chômage des jeunes dans ces zones. La vérité c’est qu’elle contribue de plus en plus difficilement à l’éradication de la pauvreté dans nos campagnes.
Considérée globalement, notre agriculture est faiblement productive, peu compétitive et peu résiliente aux aléas climatiques qui s’accentuent sous l’effet du changement climatique. Non seulement les productions varient considérablement d’année en année, mais les rendements de la quasi-totalité des cultures y compris irriguées demeurent faibles et bien en-deçà du potentiel.
Vous êtes bien placé aussi pour savoir que cette crise est le résultat d’une multitude de problèmes de fond qui persistent depuis le tournant des années 2000, qui se sont aggravés depuis la Révolution de 2011 et que les gouvernements successifs n’ont pas eu le courage politique d’attaquer de front. Ces problèmes sont d’ordre structurel, social, économique, institutionnel et même d’ordre technique. Je ne rappelle ici que certains d’entre eux :
• notre population agricole est de plus en plus vieille, de moins en moins instruite et de plus en plus endettée ;
• nos exploitations agricoles sont de plus en plus exiguës, de plus en plus morcelées, et de moins en moins fertilisées et mécanisées;
• la restructuration foncière n’a touché que les périmètres irrigués publics qui ne couvrent d’ailleurs que 4% de la surface agricole utile du pays ;
• la petite agriculture familiale pluviale est de moins en moins rentable; elle constitue pourtant l’une des sources de revenu de l’une des couches de population les plus pauvres du pays. Les petites exploitations familiales de moins de 10 ha représentent près de 78 pour cent de l’ensemble des exploitations agricoles et occupent près 43 pour cent de la superficie agricole totale;
• l’accroissement remarquable des superficies irriguées n’a pas donné lieu à une valorisation hydroagricole complète du potentiel de production installé à grands frais, loin de là;
• la fertilité des sols baisse sous l’effet de l’érosion éolienne et hydrique, de l’augmentation de la salinité des eaux et des sols et de la pratique de plus en plus répandue de la monoculture et l’abandon de l’assolement;
• nos maigres ressources en eau, déjà largement mobilisées, sont soit inefficacement utilisées dans des réseaux publics vétustes et mal entretenus soit de plus en plus surexploitées et par endroit, minées, détournées ou volées pour des utilisations illicites;
• nos ressources forestières sont mal gérées, mal protégées et par endroits, ouvertes à une exploitation abusive;
• Les cadres de l’agriculture étouffent sous le poids d’une bureaucratie lourde, tatillonne et centralisatrice ; ils sont de plus en plus sollicités à gérer des urgences qui se répètent et s’accentuent (coupures d’eau, inondations, stockage des récoltes, interventions sur le marché, etc.);
• les services d’encadrement technique des agriculteurs sont insuffisamment opérationnels pour la recherche. Ils ont quasiment disparu pour la vulgarisation agricole;
• à travers un foisonnement d’offices publics et de groupements dits interprofessionnels, l’administration maintient une tutelle lourde et inefficace sur les filières agricoles qui, à quelques exceptions près, sont totalement désorganisées;
• les agriculteurs sont victimes d’une politique de prix manipulée par l’Etat à l’avantage des consommateurs et de circuits de commercialisation aux mains d’intermédiaires privés avides de profits démesurés au détriment des intérêts des producteurs;
• les programmes lancés avec un succès relatif dans les années 90 pour l’inclusion et la participation de la population dans la gestion de la demande et pour la gestion intégrée de l’eau et autres ressources naturelles sont pour la plupart bloqués ou abandonnés. La majorité des 3000 GDA d’eau sont en crise financière et de gouvernance. Le mouvement coopératif des services agricoles est très peu développé;
• plus de 90% des agriculteurs sont exclus du crédit agricole bancaire; une grande partie d’entre eux connaissent un surendettement endémique.
Pourtant, rien que depuis la Révolution, des dizaines de revues, d’évaluations, de recherches et d’études stratégiques ont été effectuées (y compris par le ministère de l’Agriculture) pour analyser ces problèmes de manière exhaustive et proposer des visions, politiques et programmes d’action pour remédier à ces problèmes de fond. Ces initiatives ont fait l’objet de consultations ayant impliqué des milliers de cadres, de spécialistes, d’agriculteurs, de représentants syndicaux et d’élus à travers toutes les régions du pays. Des ouvrages entiers ont même été publiés dans ce sens.
Malheureusement, la plupart de ces initiatives sont restées lettre morte. Très peu a été fait par l’Etat pour s’approprier ces initiatives et intégrer leurs recommandations dans ses programmes en vue de les mettre en œuvre.
Il ressort clairement de toutes ces études que notre agriculture a un besoin pressant d’un grand programme national de mise à niveau. Cette mise à niveau passera inévitablement par un train de réformes touchant à l’administration agricole, aux structures agraires, aux systèmes d’appui technique, aux systèmes d’appui financier, à la gestion des ressources naturelles et aux filières agricoles. En outre, si on veut s’atteler véritablement à attaquer de front la pauvreté et la précarité rurales, ces réformes devraient être accompagnées d’un programme spécial de redressement de la petite agriculture familiale partout à travers le pays.
Vos connaissances et votre longue expérience professionnelle dans le secteur pourraient représenter un atout et votre nomination à la tête du prochain gouvernement pourrait constituer une opportunité pour mener à bout un tel programme de réformes et remettre notre agriculture sur le chemin de la productivité, de la compétitivité, de la durabilité et de la résilience.
Du moins, nous l’espérons.
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