En politique, le «crétin utile» a souvent plus de mérites que le «théoricien génial». Le premier rend plus de services à son peuple que n’ont jamais pu égaler de flamboyants dirigeants tonitruants, dont l’histoire retient souvent seuls les noms.
Par Hassen Zenati *
«Il y a une barrière entre le crétin utile chargé de résoudre les problèmes du moment et le théoricien génial qui ne songe qu’au futur et travaille dans l’abstrait».
On doit cette formule, qui a son charme, à un vieux parlementaire travailliste britannique.
Quel gouvernant ne s’est pas réveillé accablé, soucieux, se grattant le cuir chevelu pour savoir ce qu’il doit trouver comme solutions à ses problèmes du jour? Ceux qui gouvernent, chacun à son poste, doivent régler le quotidien en pensant au lendemain : «gouverner c’est prévoir». Mais dès qu’un ministre quitte ses fonctions, à peine a-t-il sacrifié à la passation du pouvoir – un moment de soulagement intense pour la plupart – il acquiert comme par miracle une nouvelle vision des choses, et trouve sur le pouce des solutions à des problèmes qui lui paraissaient insolubles la veille. Des eureka lui poussent subitement sur la tête. Bien plus facile d’être hors du pouvoir que dedans. Ce qui lui paraissait obscur, indéchiffrable, il y a quelques semaines, alors que bien calé dans son fauteuil de ministre, jamais satisfait, il s’épuisait derrière des solutions insaisissables, devient soudain clair comme de l’eau de roche : «mais c’est bien sûr», «élémentaire mon cher Watson». Il lui aura suffi de contempler les questions depuis les hauteurs, les mains dégagées du cambouis. Il se surprend en même temps, dégagé du réel, à ne parler qu’au futur, n’ayant plus, pour son plus grand bonheur, aucune emprise sur le présent. Et le voilà qui se répand en donneur de leçons sur la meilleure façon de faire ceci ou cela, pour fustiger les incapables, envoyer aux gémonies ceux qui manquent d’audace, jusqu’au jour où, retour du bâton, alternance aidant, il se retrouve à nouveau derrière son maroquin à la recherche de solutions qu’il croit avoir trouvées et qu’il pensait tenir solidement en mains lorsqu’il était dans l’opposition. Le voilà pour sa grande confusion troquant son costume de «théoricien génial» ayant réponse à tout, contre celui d’«utile crétin», selon la classification du député britannique, le nez plongé dans le guidon, s’occupant de ces mille petites choses de la vie qu’il doit rassembler comme les pièces d’un puzzle rebelle, en une image déchiffrable. Pas facile.
Ainsi va le monde plein de paradoxes de la politique. L’idéal serait peut-être d’avoir dans une même équipe des «théoriciens géniaux» et des «crétins utiles». Mais si l’on imagine aisément que pour se vendre à l’électeur on puisse se revendiquer volontiers «génial théoricien», qui oserait s’afficher en «crétin utile» en affrontant les urnes ?
Pourtant, sous ses multiples, ingrates et pesantes servitudes, ce dernier ne manque pas de mérites. Bien des hommes politiques effacés, que l’histoire a injustement oubliés, ont rendu à leur pays, dans la discrétion et le silence de leur cabinet de travail, plus de services que n’ont jamais pu égaler de flamboyants dirigeants tonitruants, dont l’histoire a retenu seuls les noms.
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