
Les soupçons concernant l’importation, en pleine campagne de collecte de la récolte céréalière record de cette année, de blé «contaminé», et fait l’objet, actuellement, d’une enquête parlementaire, a mis à nu de graves dysfonctionnements dans la filière des céréales.
Par Khémaies Krimi
Premier dysfonctionnement révélé, sur la chaîne de télévision publique Watania 1, par le Pdg de l’Office national du blé, Taoufik Saidi, l’Office, contrairement à ce qu’on croit, n’a pas le monopole de l’importation des céréales en Tunisie. Il partage, légalement, cette activité lucrative avec de puissants groupes privés opérant dans l’agroalimentaire. Selon lui, ces groupes importent des céréales pour les transformer en Tunisie et les réexporter avec une forte valeur ajoutée. En principe, on ne peut que saluer et se féliciter d’une telle activité en raison de ses impacts positifs sur la balance alimentaire.
Comment sont contrôlées les activités des groupes agroalimentaires privés ?
Cependant, M. Saïdi n’a pas dévoilé comment les importations de ces groupes privés sont contrôlées au quadruple niveau du déchargement, du transport, de l’entreposage et de l’utilisation finale, d’autant plus que ces holdings sont fortement intégrés et disposent d’importants moyens logistiques.
Est-il besoin de rappeler que, parallèlement, à l’importation de céréales transformées et réexportées, ces groupes exercent, sur le marché national, rien qu’au niveau de la filière céréalière, le commerce des semences sélectionnées importées, la minoterie, la fabrication de dérivés de céréales, et surtout, la collecte pour le compte de l’Office du blé de la récolte céréalière.
À titre indicatif, un de ces groupes dont on ne révélera pas le nom en raison du déroulement de l’enquête, dispose à lui seul d’une cinquantaine de centres de collecte de céréales répartis sur tout le territoire du pays et d’une impressionnante logistique de transport.
Loin de nous toute idée de porter la responsabilité d’éventuels dépassements à un quelconque groupe privé mais nous ne pouvons pas nous interdire de penser que dans la cohue et au moment où l’administration était, cet été, sous la forte pression de collecter et de stocker, dans les meilleurs délais, la récolte record, certains de ces importateurs privés auraient peut-être été tentés de mélanger le blé importé moisi «contaminé» avec du blé sain.
C’est dans cet esprit que se trouve la justification de l’alerte donnée par une employée du ministère de la Santé sur les réseaux sociaux, à propos d’un mélange du blé importé avec des quantités moisies.
En toute logique, au regard des multiples désagréments subis, à maintes reprises, par les consommateurs tunisiens, en raison de graves abus et tricheries alimentaires, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’un tel dérapage puisse se produire.
Incohérences et manque de coordination inadmissibles
Le deuxième dysfonctionnement dont souffre la filière céréalière réside dans l’absence de coordination totale entre les départements ministériels chargés du contrôle technique et phytosanitaire lors du déchargement des céréales importées et du suivi de leur utilisation.
Pour preuve : les contradictions relevées par la commission d’enquête parlementaire dans les déclarations des trois ministres concernés (Agriculture, Commerce et Santé), et ce, abstraction faite de la paperasse présentée pour prouver la régularité et la traçabilité du blé soupçonné d’être contaminé.
Ainsi, le ministre de l’Agriculture, Samir Taieb, a déclaré, à la commission parlementaire, que seulement 15 quintaux de blé, d’une cargaison de 11.000 tonnes, ont été moisis et détruits après sa livraison au Port de Sousse entre le 29 et 4 septembre 2019.
Le ministre du Commerce, Omar Behi, a donné, quant à lui, une version différente. D’après le ministre, cité par le président de la commission de la réforme administrative et de la bonne gouvernance, les quantités de blé moisi s’élèvent à 250 tonnes et elles ont été renvoyées au fournisseur bulgare.
Pour sa part, la ministre de la Santé par intérim, Sonia Ben Cheikh, a déclaré, devant la commission que le rôle du ministère de la Santé se limite au contrôle des voyageurs au niveau des postes de contrôle sanitaire aux frontières terrestres et maritimes ainsi que dans les aéroports pour lutter contre l’introduction des maladies contagieuses sur le territoire tunisien.
Ainsi, la ministre de la Santé par intérim a laissé entendre que l’impact sanitaire des produits alimentaires importés par des commerçants ne ferait pas partie des prérogatives de son département. On peut, dès lors, s’interroger sur l’utilité de ce département si la santé des Tunisiens ne fait pas partie de ses soucis.
Par-delà la cacophonie des déclarations des uns et des autres, il faut faire remarquer que les incohérences relevées sont le fait de ministres travaillant au sein d’un même gouvernement, fût il de gestion des affaires courantes, et cela est simplement inadmissible voire révoltant.
Absence ou insuffisance des contrôles phytosanitaires
Le troisième dysfonctionnement porte sur l’insuffisance du contrôle phytosanitaire au niveau des postes frontaliers terrestres, maritimes et aériens. L’affaire du blé «contaminé» importé de Bulgarie ou d’Ukraine ou encore celle de l’importation, récente, de Turquie de pommes de terre avariées, en sont des illustrations flagrantes.
Le moment est plus que jamais venu pour développer une expertise nationale en la matière. Les nombreux établissements supérieurs existant dans le pays gagneraient à former, en plus des agronomes et des ingénieurs agricoles, des techniciens spécialisés dans le phytosanitaire. Ces derniers auront, au moins, la délicate mission de prémunir le pays contre des catastrophes alimentaires en raison de la porosité de nos frontières en l’absence de cerbères professionnels.
La recherche, autre talon d’Achille de la filière
Le quatrième et dernier dysfonctionnement est perceptible à travers la défaillance de la recherche agricole. Car, ne l’oublions pas, le véritable problème structurel dont pâtit la filière céréalière réside dans l’incapacité de nos chercheurs d’améliorer le rendement à l’hectare, de réaliser notre autosuffisance en céréales (3 millions de tonnes) et de s’inspirer, à cette fin, des expertises développées avec succès à travers le monde.
Il n’est pas besoin de rappeler que le rendement actuel est de 20 quintaux à l’hectare au maximum contre 70 et plus en Europe et ailleurs.
Beaucoup de pays ayant le même le degré de développement que la Tunisie ont amélioré leur sécurité alimentaire grâce à leur coopération avec des organismes spécialisés dans la recherche variétale. Au nombre de ceux ci figure le Centre international d’amélioration du maïs et du blé (CIMMYT) qui serait dirigé en plus par un Tunisien. Il s’agit d’une organisation sans but lucratif basé au Mexique et dont la mission consiste à «contribuer à l’amélioration des moyens de subsistance des populations du Tiers-Monde par l’amélioration des semences de blé et de maïs, principales cultures vivrières du monde». Il y a va de notre autosuffisance alimentaire. Il faut saluer ici tous les candidats à la dernière présidentielle qui avait recommandé d’inscrire, en priorité, la sécurité alimentaire à l’ordre du jour du Conseil national de sécurité.
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