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Les cent-jours de Kaïs Saïd et l’éternelle mystification

Le président Saïed à son arrivée su siège de la Télévision Tunisienne, jeudi soir, 30 décembre 2020 : le pouvoir de la raideur.

Kaïs Saïed a encore cinq ans pour nous bercer par sa petite musique lancinante et constante, et nous finirons nous-mêmes par ne plus parler notre propre langue mais la sienne, celle qui occulte les difficultés et les crises et naturalise le tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Par Yassine Essid

Dans le calendrier politique inventé par l’homme pour se déterminer par rapport à l’avenir et pour les besoins de l’organisation et de la planification de la vie de la collectivité figure un laps de temps devenu presque mythique, un cycle basé non pas sur le rythme des saisons ou sur des phénomènes astronomiques, mais sur l’idée que les 100 jours succédant à un événement heureux ou malheureux soient l’occasion de boucler une épreuve, d’achever une entreprise, de clôturer un programme.

Dans les rites funéraires vietnamiens, par exemple, cent jours après les funérailles avait lieu la cérémonie de la fin des pleurs et la famille cesse alors d’apporter du riz au mort.

Cent jours peuvent aussi conforter la mémoire d’une nation, exprimer le sentiment de fierté patriotique et devenir matière à souvenir pour toutes les générations. C’est le cas des «Cent Jours de Roosevelt», trois mois de l’été 1933 qui visaient à une amélioration de la situation à court terme et au cours desquels quinze lois ont été adoptées, dont l’une en vingt-quatre heures, portant sur des sujets aussi variés que la réforme bancaire, la législation sociale, les politiques agricoles et industrielles.

Autres cents jours célèbres, où souvenirs et images se mêlent et peuvent constituer une référence édifiante et incontournable de la mémoire d’un parti politique aussi bien qu’un tournant historique dans l’histoire d’un peuple; l’arrivée au pouvoir en France du gouvernement du Front populaire qui rappelle encore aux Français l’instauration pendant l’été 1936 des 40 heures, des congés payés, des allocations chômage et autres inoubliables réformes économiques et sociales.

Il y a enfin les cent jours qui servent d’option sur l’avenir, marquent la fin du compte à rebours, sont l’occasion pour le politique de présenter son bilan et constituent une sorte de repère temporel indiquant le début ou la fin d’un engagement.

La version théologique des cent jours

Invité trois mois après son investiture par la chaîne nationale de télévision Watania 1 pour un entretien sur mesure mené par deux flatteurs obséquieux, Kaïs Saïed n’a pas manqué de nous proposer, sans s’attarder, sa propre version, théologique cette fois, de la signification des cent-jours qui renvoient, dit-il, au 99 noms divins que l’on récite en faisant glisser entre les doigts les 99 grains du chapelet musulman.

L’entretien sacrifie ainsi à ce rituel qui veut que les cent premiers jours dans la présidence du pays constituent une sorte d’état de grâce, un moment privilégié pendant lequel l’opinion publique est censée se montrer favorable à celui qui vient d’accéder au pouvoir.

En l’absence d’un gouvernement nouvellement élu, les cent premiers jours du mandat de Kaïs Saïed prennent ainsi une ampleur singulière et demeurent la seule appréciation d’un solde tout à fait provisoire et d’autant plus crucial que le chef de l’Etat a passé son temps à attendre qu’un exécutif à sa solde vienne traduire en actes ce qu’il n’a pas arrêté de promettre pendant sa campagne électorale et pendant les trois premiers mois de son mandat.

À l’occasion de ces cent jours, le service de presse de la présidence avait jugé bon de publier la somme des activités du nouveau chef d’Etat au cours de ces derniers mois à la fois sur le plan national et international. Un bilan jugé sans intérêt qui n’a trouvé aucune résonance auprès du public, mais un bilan quand même.

Un solde plutôt maigre sur les plans national et international

Sur le plan de la politique internationale, un domaine qui représente après tout sa chasse gardée, le solde est plutôt maigre. Un unique déplacement à l’étranger à la mort du Sultan d’Oman, la réception des représentants de tribus libyennes, et la visite presque imposée inopinée de Recep Tayyip Erdogan. Lors de sa déclaration à la presse suite à l’entrevue avec son homologue tunisien, le président turc, toujours aussi grossier et méprisant pour l’ancienne régence, avait asséné un humiliant camouflet qui frise l’insulte en déclarant hors de propos à quel point il était indisposé par l’odeur du tabac dans la salle. Kaïs Saïed, nullement irrité et qui aurait mieux fait de sa taire, a transformé la solennité du moment en chicanes de rue en expliquant qu’il ne s’agirait en fait que de relents de cuisine !
Sur le plan national, rien de bien grandiose non plus, excepté peut-être des visites de certaines régions destinées à flatter les capacités de résistance et les vertus de patriotisme des «peuples» de Ouerdanine, Siliana le Kef, Kairouan avec en prime les irresponsables propos du discours du 17 décembre à Sidi Bouzid où il fut question de chambres noires où se fomentent des complots contre la nation.

Moncef Marzouki se déclarait «fils du peuple et au service du peuple». Kaïs Saïed entend lui la voix du «peuple qui veut» et s’apprête à céder face à cette aspiration à gouverner et faire en sorte que le peuple soit l’instance détentrice de l’autorité à travers une forme de délégation de pouvoir.

Invoquer le peuple ne suffit pas, encore faut-il le définir. Quel est donc ce référant sans cesse mythifié, aux contours toujours vagues, qu’on invoque à tout bout de champ, qu’on prend comme témoin, qu’on flatte à l’occasion pour mieux le berner et l’asservir. Par ailleurs, on ignore si par peuple on entend ceux qui vivent de leur travail ou ceux qui égarent le peuple pour qu’il se prononce contre ses propres intérêts; s’il s’agit de la plèbe ou de la collectivité nationale.

Le peuple, un mot devenu presque obscène à force d’être galvaudé, se prête aussi à des rôles divers : on fait ainsi appel aux «idées du peuple»; on défend la «cause du peuple»; on écoute la «voix du peuple»; on proclame la «solidarité des peuples» et on œuvre dans «l’intérêt du peuple».

Tantôt le mot peuple permet le regroupement d’ouvriers et de paysans, de citadins et de campagnards, tantôt il opère comme un simple substitut de travailleurs et de prolétaires. Peuple et ouvriers ne sont pourtant pas interchangeables : lorsqu’il est question de salaire, par exemple, ou de conditions de travail, c’est d’ouvriers qu’il s’agit, mais lorsqu’il est question de droits ou d’élection, c’est alors le peuple qui est mis en avant : les lois doivent protéger le peuple mais garantir le salaire de l’ouvrier.

Dans le cas présent, il ne fait aucun doute que prendre «le peuple» de Sidi Bouzid à témoin revient à revendiquer l’adhésion au mot d’ordre de ceux qui ne possèdent rien, qui sont mal payés et qu’on oppose habituellement aux élites ou aux nantis.

Avec Kaïs Saïed, il est désormais question du peuple donneur de leçons et source de vérité: «peuple souverain» et milices populaires décidant désormais les affaires du pays et qu’incarnera avantageusement Kaïs Saïed, cette fois au plus haut niveau.

Un engagement sans nuance à la cause palestinienne

Par ailleurs, car sensible au pouvoir des mots, Kaïs Saïed a inauguré son mandat en déclarant la guerre à Israël sans protocole diplomatique ou constitutionnel, sans obligation de motivation, sans l’ultimatum et sans l’ultime chance de négociation avant l’ouverture des hostilités. Dieu merci, les autorités israéliennes ne l’ont pas pris au mot et cela n’entraîna chez nous aucun ordre de mobilisation générale de la population en âge de combattre.

Cet engagement sans nuance à la cause palestinienne chez Kaïs Saïed est de l’ordre du trouble obsessionnel compulsif et du mutisme sélectif. Certes, on peut être fortement engagé pour la cause palestinienne, rongé par l’inquiétude, impuissant face à la souffrance de la population de Gaza et lourdement affecté par ses conditions de vie, voire angoissé et déterminé à libérer un jour la Palestine de l’oppression de l’ennemi sans pour autant en faire le principal plaidoyer lorsqu’on est un chef d’Etat d’un pays qui n’est pas directement belligérant encore moins à la tête d’un territoire frontalier exposé en permanence à une menace existentielle. Mais rappelons, à sa décharge, que les obsessions sont des pensées, des envies ou des images intrusives ou non sollicitées qui lui reviennent sans cesse à l’esprit. Et contre ça on y peut rien.

Il y a également chez Kaïs Saïed une autre façon d’exorciser ses obsessions, cette fois au niveau national qu’il ne parvient pas à maîtriser, à ignorer ou à s’en défaire. Prenant à témoin la question des lacunes de notre dispositif juridique, et après avoir médité douloureusement sur d’autres menaces qui vont désormais de pair avec le statut d’Israël comme ennemi déclaré, il a juré d’introduire le délit de haute trahison pour celui ou celle qui seraient coupables de normalisation avec l’Etat hébreu. Autrement dit qu’ils seraient passibles, s’ils étaient arrêtés par ses milices «populaires», de la peine capitale.

On voit ainsi s’ébaucher dans l’esprit de Kaïs Saïed deux républiques, la république de la terreur et la république de la clémence, l’une voulant vaincre par l’intransigeance et la rigueur et l’autre par la douceur et la bonté.

Style pédant, formules creuses et phrases alambiquées

Dans son entretien télévisé, Kaïs Saïed parlait en totale indifférence vis-à-vis des questions posées. Toujours raide comme un piquet, il s’exprimait d’un air grave, dans un arabe classique outrageusement pédant, criblé de formules creuses et de phrases alambiquées. Or, ses déclamations semblent délibérément tourner le dos à la réalité, qu’elle soit historique ou simplement quotidienne, au profit de l’invraisemblable, de l’improbable, de l’utopique. Tel ce projet de «Cité de la Santé» dont il compte en faire la réalisation phare de son quinquennat. Mais comment financer une si soudaine lubie ? Grâce à une autoroute pavée de dollars. L’argent affluera de partout : d’Arabie, mais de nombreux pays européens, sans oublier les personnes charitables et dévouées qui ne manqueront pas à leur tour de contribuer au bien-être des Tunisiens et n’hésiteront pas à faire le geste qui sauve. Et qu’en penseront les futurs ministres des Finances, de la Santé, de l’Equipement et autres responsables ? Ils n’auront qu’à obéir puisque par sa volonté c’est «le peuple qui veut».

Pour Kaïs Saïed, seuls les mots portent et emportent avec eux une vision du monde, une logique politique. Les mots classent, trient, délimitent.

Truismes, généralités et formules creuses abondent, foisonnent et fonctionnent comme un écran de fumée lexical pour brouiller la donne. On n’arrête pas de parler d’un président aux prérogatives limitées. Et si c’était l’inverse qui était vrai ? Si c’était ce président qui faisait preuve de réalisme et de pragmatisme et qui mènerait la seule raison raisonnante ? Et si c’était, au contraire, le président de l’Assemblée du peuple, démocratiquement élu, contrôlant l’activité du gouvernement qui serait paranoïaque et délirant ?

Kaïs Saïed a encore cinq ans pour nous bercer par cette petite musique lancinante et constante, et nous finirons nous-mêmes par ne plus parler notre propre langue mais la sienne, celle qui occulte les difficultés et les crises et naturalise le tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

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