Dans cet article, l’ambassadrice Sémia Zouari tire la sonnette d’alarme sur l’état actuel de la diplomatie tunisienne et les déconvenues qui s’accumulent et propose des solutions concrètes et urgentes.
Par Sémia Zouari *
Nous avons tous suivi avec consternation les derniers faits qui ont terni la vie diplomatique tunisienne, en Tunisie et à l’international, et il est évident qu’il est urgentissime d’y remédier par des mesures radicales et d’en tirer les leçons :
1- Le Président de la République Kais Saïed doit nommer à ses côtés un excellent conseiller diplomatique et un ministre des Affaires étrangères, tous les deux expérimentés et aguerris. Il devra faire appel pour cela à un vétéran, diplomate de carrière orthodoxe, qui a passé tous ses concours professionnels au ministère et qui a fait ses preuves dans la gestion de dossiers névralgiques.
Inutile de faire appel à un pseudo-technocrate comme ceux qui vantent et vendent leurs services alors que nous connaissons tous leur niveau et leur mentalité de vautours affamés, prêts à persécuter et à avilir tout le ministère au service de leurs ambitions personnelles à l’international.
2- Les compétences existent et si l’on se libère des allégeances politiciennes et de l’interventionnisme dévastateur des politiciens profanes, du copinage, il n’y aura plus d’erreur de casting. Il ne sera pas difficile de trouver un ministre compétent, expérimenté, intègre et patriote si l’on sort de la rhétorique stérile post-révolutionnaire des «azlèms» (rescapés de l’ancien régime). Maximum 65 ans d’âge car il faut avoir la force d’assurer le poste. Othman Jerandi pourrait être confirmé dans l’un de ces postes et pleinement responsabilisé hors de toute immixtion politicienne et certainement pas celle des islamistes qui ont fait les preuves de leur méconnaissance de nos véritables intérêts stratégiques aussi bien dans le conflit syrien que libyen où ils se sont compromis avec les milices islamistes et les recrutements de djihadistes.
3- La mise à l’écart brutale et précipitée de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Khemaies Jhinaoui, a coûté cher à notre diplomatie et aurait pu se faire avec plus de souplesse, loin des règlements de compte dont nous connaissons tous les conflits personnels sous jacents. À cet égard, l’éviction de M. Jhinaoui du poste de secrétaire général adjoint de la Ligue des Etats arabes, qui était dévolu à notre pays, est une perte sèche pour la Tunisie. M. Sabri Bachtobji, un secrétaire d’Etat en attente de son affectation à Genève, ne peut être un intérimaire, d’autant plus qu’il n’a pas été pleinement impliqué lors du mandat du ministre Jhinaoui et qu’un certain vide s’est créé avec de nombreux départs à la retraite de directeurs généraux alors que la relève était insuffisamment assurée du fait du manque de recrutements, des blocages des promotions fonctionnelles des cadres, de la mentalité d’obstruction de certains fonctionnaires seniors qui n’ont pas joué leur rôle d’encadrement et de responsabilisation des jeunes cadres trop souvent livrés à eux mêmes.
4- Les fondamentaux de notre politique étrangère doivent être préservés car tout excès nous coûtera cher. La politique de non alignement est séduisante mais elle ne peut nous assurer une diplomatie apaisée avec nos alliés traditionnels, même quand il s’agit du conflit palestinien. On ne peut se comparer à l’Algérie; championne du non alignement mais puissance pétrolière ayant les moyens de sa politique
5- Les États-Unis sont un allié stratégique de la Tunisie qu’il faut absolument préserver. Jamais ils n’ont trahi notre confiance et ne nous ont manqué de solidarité. Rappelons-nous et rappelons aux jeunes générations:
– l’appui américain pour notre indépendance;
– leur soutien précieux lors des bombardements de Sakiet Sidi Youssef, lors de la guerre de Bizerte;
– l’aide alimentaire de l’US AID lorsque la Tunisie était meurtrie par les inondations des années 60;
– les bourses de formations accordées pour former nos élites dans les années 70;
– les établissements mis en place avec l’appui financier et technique et l’expertise et la coopération active des États-Unis: la Faculté de droit et des sciences économiques de Tunis, l’Ecole d’agronomie de Chott Mariem…;
– les crédits céréaliers que les États-Unis nous accordent sur le marché à terme des matières premières de Chicago;
– la garantie de nos crédits par les Etats-Unis alors que nous sommes quasiment en faillite;
– sans compter leur appui pour la modernisation, l’équipement et la formation de nos forces anti-terroristes et de notre armée maintenue sciemment dans le dénuement pendant les deux dictatures successives.
6- La cause palestinienne est une cause juste et doit être défendue mais avec tact et diplomatie, dans le respect de la légalité internationale. Sachons dire les choses. Un communiqué écrit suffit. Trêve de déclarations télévisées incontrôlées qui peuvent paraître excessives et dont chaque mot sera décortiqué. Plusieurs présidents étatsuniens se sont succédés en pensant résoudre ce conflit et sont partis. Nul n’est éternel mais la Palestine ne sera jamais rayée de la carte tant que ses propres enfants la défendront.
Attendons les prochaines élections présidentielles palestiniennes auxquelles Marwen Barghouthi est candidat…
7- Dans l’affaire du limogeage de l’ambassadeur Moncef Baati qui est tombé comme un couperet, il est évident qu’il a servi de fusible sous la pression de la Maison Blanche et du Senior Advisor Jared Kushner (Haut conseiller du président des États-Unis depuis le 20 janvier 2017 et époux de la fille du président Donald Trump, Ndlr) dont l’alignement pro-israélien est bien connu. Qu’à fait notre diplomatie pour se rapprocher de Kushner et le rallier à notre position pro-palestinienne? Youssef Chahed l’avait rencontré lors de sa visite à Washington. L’a-t-il invité comme l’a fait le Maroc?
On reproche à M. Baati son manque de coordination avec la Centrale dans un communiqué calamiteux qui est en soi un aveu de faiblesse, de manque de coordination, d’encadrement, d’absence de force de proposition du ministère. Combien de fois les ambassadeurs attendent-ils vainement les instructions qui ne viennent pas de la Centrale? Au point de ne plus y compter. De faire pour le mieux.
Je ne doute pas une seconde du professionnalisme de notre excellente collègue Hola Bachtobji qui a toujours assuré à la Centrale les succès de notre diplomatie au multilatéral des Nations Unies et particulièrement pour le Conseil de Sécurité. A-t-elle été suffisamment entendue et consultée ? Y-a-t-il eu insuffisance de coordination entre la DGMA et la DGOCI? Entre notre délégation à New-York et notre ambassade à Washington ? A-t-on manqué du talent d’un bon chef d’orchestre ? Pourquoi l’ambassadeur Tarek Ladab, spécialiste du monde arabe et du multilatéral monde arabe et islamique, parfait arabisant, a-t-il atterri à New York? Pourquoi notre excellent diplomate Sami Boughecha n’a-t-il pas succédé à notre brillant ambassadeur Khaled Khiari à New York? Pas assez pistonné… Pourtant il y aurait excellé, après avoir connu les arcanes du Conseil de Sécurité. Notre collègue Moncef Baati est un spécialiste des institutions spécialisées des Nations Unies à Genève et particulièrement de l’OMC, beaucoup plus que du Conseil de Sécurité. Finalement Mohamed Ennaceur ne lui a pas rendu service en lui confiant le poste convoité de New-York à 67 ans. A-t-il été insuffisamment soutenu? Lui a-t-on donné instruction de ne pas prendre pour base de négociations le projet palestinien et de préférer celui de l’OCI? Non… Que de cafouillages…
8- Dans l’affaire de la démission forcée de Raouf Betbaieb n’est-il pas vraie qu’elle lui aurait été imposée après que les autorités algériennes se soient offusquées de la décoration par Kaïs Saïed, le 23 janvier 2020, de la militante algérienne Jamila Bouhired réputée soutenir le Hirak qui appelle à la chute du président algérien Abdelmadjid Teboune nouvellement élu?
Combien de conseillers vont servir de fusibles et porter seuls la responsabilité des mauvaises décisions ? Le monde nous observe et plus aucune faute de casting ne nous sera possible car l’effet boomerang de la perte de crédibilité est dévastateur.
En conclusion, faute d’avoir les moyens de sa politique, la Tunisie devra se restreindre à la politique de ses moyens. Nul ne peut prétendre refaire le monde aux dépens de ses propres intérêts. TUNISIA FIRST!
Le ministère des Affaires étrangères doit être protégé des ingérences politiciennes néfastes pour garder le cap. Les véritables diplomates de carrière doivent être défendus par un statut diplomatique garantissant leurs droits et l’intégrité du corps diplomatique orthodoxe aujourd’hui vampirisé par d’autres corps au point de se retrouver en situation de minorité persécutée dans sa propre maison, voire voué aux gémonies et accusé de malversations pour écarter les compétences et faire la part belle à des outsiders aux talents improbables.
Le coût est lourd pour toute la Tunisie et notre diplomatie avait toujours été notre meilleure arme dans le concert des Nations. Il faut la sauver.
* Diplomate.
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