Plusieurs analystes jugent la situation économique en Tunisie alarmante et craignent que la transition démocratique n’échoue pour cette raison. L’année 2020 devrait constituer une année de prise de conscience de la gravité de la situation qui devrait déclencher les conditions d’une dynamique de réformes sérieuses pour sortir de la crise chronique.
Par Ezzeddine Larbi *
Les conséquences pourraient être à la fois néfastes et profondes si cette crise multidimensionnelle et particulièrement économique et sociale n’est pas adressée à temps et d’une manière urgente.
On pourrait notamment s’attendre à une érosion progressive des investissements directs étrangers (IDE) et des financements en faveur des investissements ciblés vers les régions particulièrement défavorisées et à une insatisfaction croissante de la population déjà sujette à une détérioration de son pouvoir d’achat et à un niveau d’accès insatisfaisant aux services sociaux de base notamment dans les domaines de l’éducation et de la santé.
Le gouvernement mène un rythme trop lent par rapport aux dépenses de développement alors que le pays, dans une quasi «économie de guerre» où l’Etat doit désormais agir efficacement et rapidement. Ce contexte fait ressortir très clairement l’urgence de la mise en œuvre par les décideurs au plus haut niveau de l’Etat, d’actions vigoureuses pour juguler de manière irréversible la crise actuelle et s’accorder sur la nécessité d’un compromis et d’un sursaut national sinon cela revient à ne pas porter assistance et secours à une économie et un modèle social, si perfectible soit-il, en danger.
L’urgence d’une politique de rigueur
La priorité la plus urgente est de mettre en œuvre une politique de rigueur nécessaire à la relance qui ne peut se réaliser sans la mise en place de grandes réformes. Ne rien entreprendre dans l’immédiat, voire même tarder et ne pas accélérer pour rattraper le rythme qui soit de nature à provoquer un choc de compétitivité et de croissance condamnerait la Tunisie pour longtemps au déclin économique et à la régression sociale. Il est grand temps d’en finir avec la période d’attentisme qui hypothèque la croissance et la relance de la dynamique du développement économique.
On ne peut pas raisonner comme au temps de la Tunisie d’auparavant, le jeu n’est plus exclusivement tunisien. Refuser au nom de considérations idéologiques précédentes d’avancer dans les reformes, c’est se priver maintenant d’opportunités de création de richesse et d’emploi pour le pays.
Cependant, pour sortir le pays de ses crises sociale et économique, l’Assemblée doit dégager un vrai gouvernement de législature suite aux élections de 2019 qui ont certes ouvert une nouvelle page dans l’histoire de la jeune révolution tunisienne qui devrait lui permettre de retrouver son dynamisme et de répondre progressivement aux multiples attentes et aspirations de sa jeunesse et de sa population toute entière.
L’urgence d’une révision du régime politique
Si la révision de la Constitution de 2014 s’avère difficilement envisageable pour des raisons juridiques ou politiques, le mode de scrutin en général devrait être révisé. Le régime politique en place doit être redéfini. Des réaménagements techniques doivent être apportés à la Constitution et au règlement intérieur de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).
La constitution a mis en place un régime hybride. En effet le régime actuel n’est ni parlementaire, ni présidentiel, ni d’Assemblée. Il ne se base ni sur une réelle séparation ni sur une réelle interférence de pouvoirs. Dans ce type de régime, le chef de gouvernement se trouve dans l’incapacité de prendre des décisions salutaires pour le pays et de mobiliser les moyens nécessaires pour exécuter réellement sa politique.
La responsabilité politique est en effet un canal déterminant par lequel le capital social peut améliorer le bien-être économique et le fonctionnement des institutions. Pour notre pays, la question de fond est donc de savoir quelles seraient les circonstances susceptibles de modifier substantiellement les règles du jeu à court terme et dans les années à venir pour que les voies de la rigueur et de la relance et émergence esquissées dans des articles précédents puissent se réaliser.
Vers une société plus ouverte
Si les blocages sont fondamentalement liés à la culture et à l’économie politique interne, les solutions ne peuvent pas principalement venir d’acteurs extérieurs, même si ceux-ci peuvent évidemment jouer un rôle de facilitation et d’accompagnement. À cet égard, l’histoire des tentatives d’ingérence est largement une histoire d’échecs, créant plus de ressentiment, de blessures et de réactions identitaires que de résultats positifs.
Le scénario le plus à même de changer les règles du jeu serait donc celui de l’accélération du processus endogène de transition de la Tunisie vers une société plus ouverte, à commencer par une meilleure mise en œuvre des règles existantes.
Deux circonstances exceptionnelles pourraient déclencher cette accélération de la transition de la Tunisie actuelle : la révision des principes de la Constitution de 2014 évoquée ci-dessus, et la mise en œuvre rapide des réformes structurelles nécessitant l’urgence de la stabilisation macroéconomique et la sauvegarde des bonnes relations avec les institutions de Bretton Woods et autres partenaires techniques et financiers.
Revoir et renforcer les relations avec le FMI
Dans ce contexte, il est fondamental de se concerter avec le Fonds monétaire international (FMI) et de sauvegarder nos relations avec ladite institution.
Il est à noter que le FMI compte 189 pays membres dont la Tunisie qui a adhéré le 14 avril 1958 soit deux ans après l’indépendance. Les pays membres sont représentés au sein de son conseil d’administration par un système de quoteparts reflétant leur poids relatif dans l’économie mondiale. La Tunisie est membre d’un groupe hétérogène comprenant l’Iran, le Pakistan, l’Algérie, le Maroc et le Ghana, dans lequel aucune rotation n’est admise si bien que l’Iran et le Maroc se partagent respectivement les postes d’administrateur et d’administrateur adjoint depuis presque quarante ans. La Tunisie, à cause de sa quotepart modeste et le laisser-aller scandaleux de l’ancien régime, se contente d’un strapontin insignifiant.
Il est utile de souligner que notre pays a entretenu de très bonnes relations avec le FMI et qu’il est dans son intérêt fondamental de continuer ces bonnes relations. La Tunisie est confrontée à une activité économique anémique, à des déséquilibres extérieurs élevés, à un emploi faible, au recul des exportations et des investissements étrangers, à l’augmentation des importations. De plus, le niveau élevé de dette particulièrement extérieure est élevé qui pourrait l’amener, si la trajectoire actuelle continue, à une cessation de paiements extérieurs.
Il est vrai que l’ancien régime a su tromper certains experts du FMI qui avaient rédigé des rapports presque flatteurs de sa performance et qui n’avaient vu ni les déséquilibres des revenus et des régions ni l’ampleur de la corruption. Mais la direction générale de l’organisation a présenté son mea culpa.
Il est aussi utile de rappeler que le FMI s’est rangé au côté de la Tunisie dans ses moments difficiles comme dans les années 60 et 80. Il a élaboré avec les autorités tunisiennes des programmes d’ajustement structurels qui ont permis à notre pays de se redresser. Il a donné à la Tunisie un conseil extrêmement précieux à savoir honorer ses dettes, ce qui lui a permis de lever des ressources importantes sur les marchés internationaux, notamment au Japon.
Il est capital que notre diplomatie économique se mobilise pour s’inspirer de l’exemple qu’a donné la République fédérale d’Allemagne qui a consenti des accords de désendettement. Il faut convaincre d’autres partenaires et convaincre davantage la France qui l’a fait pour une petite partie, pour transformer d’autres parties de cette dette bilatérale.
La Tunisie avait des besoins importants de balance des paiements durant les années 2016-2020. À rappeler que le FMI avait conclu, en mai 2016, un deuxième accord relatif au mécanisme élargi de crédit, pour octroyer à la Tunisie un crédit décaissé sur huit tranches, sur une période de 4 ans, jusqu’au mois d’avril 2020. La Tunisie a jusque-là reçu 6 tranches d’un montant global de 2,05 milliard dollars, sur un total de 2,9 milliards dollars. La 7e tranche estimée à 227 millions de dollars, prévue d’être décaissé avant la fin de décembre 2019 est retardée. La dernière tranche prévue pour mars 2020 sera en conséquence retardée.
Il est important de souligner que le 7e décaissement suite à la sixième revue du FMI devrait contenir des engagements signés par le ministre des Finances et le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) sur les choix et réformes à entreprendre. Cette sixième revue ainsi que celle de la 7e revue sont nécessaires pour assurer le financement du budget de 2020. La relation entre la Tunisie et le FMI repose essentiellement sur l’intérêt suprême de la Tunisie.
Il est primordial de souligner que le programme du FMI ne doit pas être juste un ou des documents conçus à Washington pour être appliqués à la Tunisie pays comme n’importe quel autre pays sous-programme avec le FMI. C’est la haute compétence technique en matière macroéconomique opérationnelle qui est hautement exigée par les temps qui courent pour bien défendre le dossier de la Tunisie et réussir à faire changer d’avis certains par la sincérité technique des réponses.
Il y a là un souci de souveraineté car les bailleurs de fonds ont parfois, sinon souvent, pressé la délégation tunisienne comme un citron par des questions, auxquelles celle-ci n’a pas été bien préparée, car les réponses des responsables n’étaient pas parfois logiques pour les techniciens, purs et durs, de ces institutions.
Un besoin urgent de coaching des responsables et de la désignation d’un leader rompu aux négociations macroéconomiques opérationnelles au niveau de la banque centrale/ministères des Finances et Coopération internationale est plus que nécessaire dans cette phase délicate de discussions à tenir avec les bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux et particulièrement le FMI.
À court terme et quels que soient les décideurs au plus haut niveau, conservateur, de droite ou autres, la réalité économique mènera inéluctablement aux négociations, aussi bien avec le FMI qu’avec la Banque Mondiale ou d’autres bailleurs de fonds pour financer les déficits budgétaires et courants ainsi que leur appui aux projets d’investissements.
Banque Mondiale (BM) et autres partenaires multilatéraux :
Il s’agit de concevoir avec la BM des programmes et projets axés sur les résultats (Program for Results ou P4R).
Les appuis budgétaires demandées seraient axés sur les résultats contrairement aux appuis budgétaires généraux qui sont fongibles. Ces P4R sont des nouveaux instruments qui se situent entre les appuis au budget et les financements de projets. Les ressources sont décaissées en fonction des résultats réalisés et certifies par des institutions indépendantes.
Ce genre de programme est très fondamental pour un pays comme la Tunisie qui a besoin de ressources qui seraient exclusivement allouées aux résultats réalisés d’un programme d’appui au développement.
À cet égard, l’exemple du Maroc est très édifiant. Tout en réussissant à maintenir ses équilibres macroéconomiques, le Roi a jugé que le modèle de développement du Maroc s’est essoufflé, et a appelé à la conception d’un nouveau modèle de développement selon une approche participative incluant l’ensemble des composantes du pays.
En Tunisie, les résultats des élections présidentiels en particulier signalent que le modèle de développement actuel a atteint ses limites pour un grand nombre de citoyens et qu’un nouveau modèle de développement s’impose. Avec une approche participative, le premier levier semble la réduction des inégalités, la fourniture des services de base tels que l’éducation, la santé, les infrastructures de base, l’emploi, le suivi de l’amélioration du climat des investissements comme second levier qui est un objectif important pour le développement économique et social de La Tunisie.
La régionalisation semble désormais constituer un tournant décisif dans la gouvernance territoriale en Tunisie. De ce fait, les prérogatives des régions gagneraient considérablement à être élargies au niveau des attentes et seront prêts à devenir le moteur de la mise en œuvre des politiques sectorielles et le catalyseur des synergies entre l’ensemble des acteurs économiques agissant sur le territoire.
Grâce à l’instauration de nouveaux mécanismes de la «démocratie participative», les régions peuvent également devenir l’espace par excellence pour la participation active de la population à la gestion des affaires régionales et à l’effort de développement territorial. C’est l’approche «Bottom-up».
La déclinaison des plans locaux et régionaux est d’assurer un déploiement du processus de régionalisation pour un développement territorial équitable, équilibré, inclusif et adapté aux spécificités de chaque région, selon les vœux exprimés par les citoyens. Ainsi, la région deviendra un pôle économique capable de créer de l’emploi, de valoriser ses richesses et de soutenir ses secteurs productifs pour assurer une croissance inclusive, au service du citoyen.
Une politique de communication plus adéquate
Par ailleurs, il y a lieu d’adopter et de mettre en œuvre une politique de communication claire, cohérente et efficace, essentielle au succès de l’action publique pour assurer la conviction des citoyens et de toutes les parties prenantes du bien-fondé et de la nécessité desdites réformes, du partage des coûts, et, à terme, de leurs dividendes.
À cet égard, les institutions décentralisées auront un rôle crucial de proximité à jouer aussi bien pour élaborer des modalités d’action que pour stimuler l’engagement des acteurs pour le développement. L’ère des choix pris au sommet est révolue, fussent-ils les mieux intentionnés. La participation de la société civile au sommet ne peut à elle seule assurer l’engagement lorsqu’il faudra passer à l’action.
L’action implique responsabilité et la responsabilité aide à faire des concessions qui s’imposent dans la situation actuelle de notre pays qui souffre de tant de maux. Il reste maintenant à la plus haute autorité de faire plus sa part du travail, celle qui consiste à entendre et parler au peuple de la gravité et la vérité de la situation et pas leur mentir par omission et l’appeler à reprendre le travail et à redoubler d’effort pour remettre son économie en marche et ne pas décevoir tous ceux qui attendent un avenir meilleur de la révolution. La Tunisie pourrait croître à deux chiffres si certaines décisions douloureuses mais nécessaires sont mises en œuvre.
Il convient aussi d’appliquer les lois, dont celles relatives à la lutte contre la corruption, en remettant un certain ordre, un effet collatéral immédiat avec l’accélération d’une série de processus, tels que celui de la justice transitionnelle. Une équipe au service du pays et faisant fi des considérations partisanes devra aussi communiquer sur ce qu’elle fait et sur sa méthode, afin de fédérer autour de son action, mais aussi de convaincre les Tunisiens de la nécessité d’être patients et de consentir des sacrifices.
Il s’agit, enfin, d’en finir avec une transition qui perdure depuis 2011. Il faut des décideurs de courage et de compétences au plus haut niveau de l’Etat. L’autorité pour rétablir celle d’un État affaibli, car presque tous les dossiers revêtent un caractère d’urgence absolue. Raison de plus pour que se tenir à distance des partis, un gage d’indépendance et d’objectivité qui rassurerait une population échaudée par les conflits partisans.
La Tunisie saura éviter une perspective sombre par la mise en place dans les meilleurs délais de la trame de mesures évoquées. Ceci donnerait un signal fort permettant d’espérer un rapide rétablissement de la stabilisation économique et permettrait au pays de concrétiser et utiliser tout son potentiel pour rétablir la confiance, relancer véritablement la croissance, répondre aux aspirations de ses citoyens, développer ses régions et devenir un Tigre de la Méditerranée.
* Ph.D en économie, Université de Californie, Los Angeles –UCLA et ancien économiste principal et économiste en chef à la Banque Mondiale et à la BAD.
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