En Tunisie, comme partout ailleurs dans le monde, nous devons bientôt répondre à cette question difficile: comment contenir la progression de l’épidémie du coronavirus (Covid-19) tout en sortant progressivement du confinement pour des raisons économiques et sociales évidentes. Mais, sur ce volet en effet, nous sommes loin de disposer des mêmes atouts que les pays riches.
Par Kais Nigrou *
Comme on le sait, la Tunisie, vit à l’instar de la majorité des pays de la planète, une crise inédite en rapport avec l’épidémie du Covid-19, avec ses retentissements sanitaires, économiques et sociaux.
En considérant le premier cas déclaré début mars 2020 , et en comparant l’évolution des différentes courbes dans différents pays, il paraît évident que nous sommes en plein dans la phase charnière (la contamination horizontale ayant commencé il y a une dizaine de jours) qui durera encore quinze jours au minium et qui nous donnera, dépassé ce délai, une idée précise sur l’importance de la propagation du virus au sein de notre population, ainsi que le nombre d’atteintes sévères, ayant conduit ou à un séjour en réanimation ou à un décès. À l’instant de l’écriture de ces lignes, la Tunisie comptabilise 628 cas Covid +, 24 décès, avec un total de 8878 tests effectués soit des taux de 53 cas Covid +/million d’habitants (MH), 2 décès/MH et 751 tests/MH.
La compréhension de l’évolution de l’épidémie en Tunisie dictera les mesures à prendre sur le plan sanitaire d’abord et toutes les mesures accompagnatrices sur le plan social et économique et sécuritaire. Et ce à court, à moyen et même à long terme.
Interprétation poussée des chiffres et indicateurs sanitaires
Cette compréhension ne peut se faire sans une interprétation poussée de tous les chiffres et indicateurs dont on dispose, en les comparant à ceux des autres pays. Mais même en pratiquant cet exercice difficile, l’opération s’annonce périlleuse, tant les différences entre les pays sont nombreuses, et les biais innombrables, surtout si le but est d’aboutir à une interprétation qui obéit à une rigueur scientifique et qui traduit la justification des mesures à prendre et leur faisabilité sur le terrain.
Toutefois, malgré ces différences et biais, quelques chiffres ou paramètres nous donnent des indications intéressantes faisant office d’éléments d’orientation qui peuvent nous guider en Tunisie, pour répondre à cette équation difficile: comment contenir la progression de l’épidémie tout en sortant progressivement du confinement pour des raisons économiques et sociales évidentes. Sur ce volet en effet, nous sommes loin de disposer des mêmes atouts que les pays riches.
En Tunisie, plus que le nombre total de personnes testées Covid +, qui n’est pas vraiment un indicateur fiable vu que notre dépistage reste ciblé, c’est plutôt le nombre total de décès Covid + qui est à prendre en considération (pourcentage des cas sévères ayant conduit à un décès). Actuellement le total des décès est de 24 (soit 2 décès /MH). Ce chiffre est proche de celui de nos voisins maghrébins (Algérie : 5/MH, Maroc : 3/MH) qui ont des spécificités géographiques, climatiques, culturelles, économiques et sanitaires comparables. Seul le nombre de tests/MH diffère : 751 pour la Tunisie et seulement 77 et 166 respectivement pour l’Algérie et le Maroc.
Pour les pays comptant le plus grand nombre de décès (en absolu ou par MH), et sur un total avoisinant les 89.000 décès dans le monde, 2 pays comptabilisent à eux seuls 40% des décès : l’Espagne et l’Italie!
Viennent en seconde position (en considérant le nombre de décès /MH) des pays comme la Belgique, la France, les Pays-Bas (où il n’y a pas de confinement total), et à un degré moindre, la Suisse, la Grande-Bretagne (confinement observé très tardivement), l’Iran ou encore le Luxembourg. Dans ce groupe de pays, il est intéressant de noter que l’Allemagne, qui totalise un nombre de personnes Covid + avoisinant les 113.000 (très proche de celui de l’Italie, l’Espagne ou la France), observe néanmoins un nombre de décès/MH beaucoup moins important, certainement en rapport avec un dépistage massif réalisé d’emblée car le pays fabrique son propre réactif pour les tests, et dispose d’un nombre de lits de réanimation de loin supérieur à ses voisins européens.
Pour le reste des pays, il y a d’autres exemples où l’analyse des chiffres est à prendre en compte.
La Chine, point de départ de la pandémie, comptabilise à ce jour aux alentours de 81.000 personnes Covid +, 3.330 décès, soit un nombre rapporté par MH très faible (57 pour les cas Covid + et 2 pour les décès!). La Chine a-t-elle réussi à stopper l’épidémie ou a-t-elle masqué les chiffres ? Nous ne pouvons pas le savoir pour l’instant.
Les Etats-Unis comptabilisent à ce jour le nombre le plus important de cas de Covid + : aux alentour de 435.000 avec 14.700 décès. Le nombre de décès par MH est encore faible par rapport aux pays européens. Mais la courbe suit un aspect exponentiel très rapide. Il faut dire que l’administration Trump a mis du temps avant de saisir la signification du mot pandémie dans le dictionnaire !
Parmi le groupe des «bons élèves», le Canada, pourtant proche des Etats-Unis, observe un nombre de décès/MH de 7 (45 aux Etats-Unis) et nombre de tests/MH parmi les plus importants (9000).
La Corée du Sud dispose à peu près des mêmes chiffres (toujours rapportés par MH).
Le cas du Japon est pour le moins intriguant, avec un total de 4.700 personnes Covid +, 94 décès (0,7/MH !), peu de tests réalisés (seulement 486/MH) et pas de mesures particulières de confinement! Ceci n’a pas empêché le gouvernement de décréter l’état d’urgence pour les 3 mois à venir dans de nombreuses villes japonaises!
Quant aux pays de l’Afrique subsaharienne, les chiffres, assez bas pour l’instant, dénotent vraisemblablement l’absence ou la rareté des tests de dépistage (Afrique du Sud mise à part). Même constat pour la Libye voisine. Cela n’empêchera en rien l’épidémie d’exploser dans les prochains jours et semaines, avec des conséquences désastreuses. Et pas que pour ce pays. Mais nous ne l’espérons pas.
Les mesures prises par la Tunisie sont justes et adéquates
Alors que peut-on conclure en comparant ces chiffres? Quels sont les paramètres essentiels qui contribuent à la propagation du virus et à sa virulence? La souche mutante (3 souches identifiées pour l’instant)? Les facteurs climatiques ou géographiques? Les facteurs culturels? Les facteurs génétiques? La pyramide des âges? La sévérité et la précocité des mesures de confinement? Le taux de personnes dépistées et leur isolement? La fiabilité des tests de dépistage? Les performances des systèmes de santé? Les antécédents vaccinaux? Certainement un mélange de tous ces paramètres. Sauf qu’il semble très difficile, voire impossible de le savoir avec une exactitude scientifique pour le moment.
Quoi qu’il en soit, les mesures qu’a prises jusque-là la Tunisie pour affronter cette crise majeure et inédite me semblent, en tout objectivité, justes et adéquates. La précocité des mesures a même précédé la prise de fonction du gouvernement Elyes Fakhfakh . Bien entendu, il peut y avoir des manquements, des incertitudes. Mais quel pays n’en a pas eu?
Pour autant, la Tunisie n’est pas encore sortie d’affaire. Loin de là. La mission la plus difficile étant de considérer avec les talents d’un équilibriste chevronné, entre la raison sanitaire et les raisons économique et sociale.
Nous commençons d’ailleurs à ressentir, ces derniers jours, une difficulté grandissante pour le respect du confinement (principalement dans les quartiers populaires et pour les couches sociales précaires) et les prémices d’une explosion sociale qui s’annonce.
Pour ces raisons, nous nous trouvons dans l’obligation de préparer la sortie progressive du confinement, qui à mon avis devrait commencer à partir du 20 avril prochain, si la situation épidémiologique et sanitaire le permet bien évidemment.
Scénarii pour une sortie graduelle du confinement général
Je suggère à ce titre, les mesures suivantes :
I. Mesures Sanitaires proprement dites :
• continuer les mesures préventives habituelles d’hygiène et de distanciation sociale en y consacrant les campagnes de sensibilisation nécessaires dans les médias;
• port de masque recommandé pour toutes les personnes asymptomatiques (à ce titre, le port d’un masque en tissu lavable est suffisant), mais obligatoire pour les personnes symptomatiques (masques chirurgicaux) et le personnel soignant (masques spécifiques);
• élargir le dépistage au maximum : tests PCR pour la population hautement suspecte (contexte franc, patients hospitalisés…) et tests rapides (en fonction de leur disponibilité) chez les patients sans signes de gravité ou la population à risque (personnel soignant, agents de sécurité, agents de propreté…)
• confinement à domicile pour tous les patients Covid + sans signes de gravité, de toute personne âgée de plus de 70 ans et des personnes entre 50 et 60 ans avec des co-morbidités lourdes. À ce titre, le confinement obligatoire dans des structures dédiées à cela semble une mesure inefficace car peu acceptée par la population qui refusera la pratique des tests (à remplacer plutôt par un traçage numérique);
• continuer la préparation et mise en place des structures sanitaires Covid + (hôpitaux, cliniques privées) en les dotant du matériel nécessaire pour un fonctionnement optimal;
• adopter les traitements médicamenteux (chloroquine, hydroxychloroquine ou tout autre protocole) sous stricte observation hospitalière et selon les recommandations des sociétés savantes et du ministère de la santé.
II. Mesures accompagnatrices sociales, économiques et sécuritaires :
• maintien du couvre-feu jusqu’à la première moitié du mois de mai au minimum;
• interdiction de tout attroupement de plus que 3 personnes jusqu’à nouvel ordre;
• travail selon le régime de la séance unique jusqu’à fin mai;
• rentrée des classes pour les écoles primaires et secondaires à partir du 20 avril et 15 jours après pour les universités (intensifier les inspections pour le respect des règles d’hygiène et de distanciation);
• ouverture de tout type de commerce avec les règles d’hygiène obligatoires;
• ouverture des cafés et restaurants à la deuxième moitié du mois de ramadan (fin du couvre-feu) en respectant les règles d’hygiène et de distanciation et en interdisant strictement la chicha;
• interdiction des prières de groupe dans les mosquées et respect des règles de distanciation et d’hygiène;
• interdiction de toute activité culturelle ou de spectacle jusqu’au 15 juin 2020
• reprises des compétitions sportives nationales sans la présence du public jusqu’à la fin de cette saison;
• pour le transport, grand point d’interrogation, sachant que la reprise pure et simple des moyens de transport en commun sera une source certaine de contamination. Peut-on exiger un allègement des lignes de transport avec l’obligation de respecter les règles de distanciation et un nombre maximum de passagers ?
• reprise de toutes les activités industrielles en insistant sur la production locale du matériel de protection et de l’industrie pharmaceutique;
• permettre aux unités hôtelières de rouvrir leurs portes dès la fin du mois de ramadan si la situation sanitaire le permet;
• assurer les mesures d’accompagnement économiques et financières nécessaires pour les entreprises en difficulté (court, moyen et long terme).
Je termine en rappelant que la sortie du confinement, progressive ou totale, ne veut dire aucunement la fin de l’épidémie, mais simplement une inflexion de la courbe qui serait telle que le nombre de cas sévères nécessitant une hospitalisation ou des soins intensifs serait facilement gérable par notre système de santé.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que le fait de ralentir ou d’atténuer la progression de cette première vague épidémique n’empêche pas d’en avoir d’autres vagues dans le futur proche ou lointain, pouvant être plus sérieuses.
Entre-temps notre responsabilité est collective pour terminer cette période de confinement avec les moindres dégâts!
Que dieu protège la Tunisie !
* Médecin, conseiller Municipal, membre du bureau politique de Tahya Tounes.
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