La lecture d’un article qui porte sur l’augmentation de la tarification de l’eau potable au profit de la Société tunisienne d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede) comporte des informations erronées et m’a incité à rédiger cet article pour éclairer le citoyen et les décideurs.
Par Dr Raoudha Gafrej *
Il y a lieu de rappeler que le tarif de l’eau potable a été gelé depuis 2016. En effet la dernière augmentation du tarif date du 19 mai 2016 (cf. figure ci-dessous).
L’augmentation du tarif de l’eau potable, mais est-ce suffisant ?
Le 6 avril 2020 et conformément au décret gouvernemental n° 2017-157 du 19 janvier 2017, portant approbation du règlement des abonnements à l’eau potable (JO n°9 du 31 janvier 2017) qui précise dans son article 36 : «Le prix de l’eau est fixé par arrêté du ministre chargé des ressources hydrauliques», le ministre de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche par son arrêté du 6 avril 2020 n’a fait qu’appliquer la loi et par cela assumer pleinement ses responsabilités.
La tarification de l’eau potable fournie par la Sonede est ainsi augmentée pour les 6 tranches à l’exception de la tranche dite «sociale» qui a été maintenue à 200 millimes le m3 pour une consommation trimestrielle inférieure ou égale à 20 m3 (figure ci-dessous).Cela veut dire aussi que l’augmentation n’a pas touché 42% des abonnés.
Pour simplifier le tarif de l’eau a augmenté pour chaque tranche de 170 millimes le m3 et de 175 millimes/m3 pour l’usage touristique. Par contre, les redevances fixes ont été maintenues aux tarifs de 2016.
Donc retenez que l’augmentation est de 170 millimes/m3. C’est-à-dire à raison d’une consommation spécifique moyenne de 100 litres/personne/jour, un foyer de 4 personnes consommant en moyenne 36 m3/trimestre verra sa facture augmenter de 6,120 dinars tunisiens (DT), soit 2 DT /mois.
Cette augmentation reste faible et ne permet pas d’absorber le déficit de la Sonede. En effet, 98% des abonnés payent l’eau à un tarif inférieur au prix de revient de l’eau qui est de 1200 millimes le m3.
Retenez aussi que la tarification dite sociale n’a plus lieu d’être et doit être supprimée. À travers les exemples suivants, je vous donne les principales raisons : la tarification de l’eau potable dans les zones desservies par les groupements de développement agricole (GDA) est calculée et actualisée chaque année en fonction des charges de la desserte en eau potable et essentiellement celles de l’énergie pour le pompage de l’eau puisque la Société tunisienne d’électricité et de gaz (Steg) augmente ses tarifs au moins 2 fois par an. Le tarif dans ces zones qui ne sont pas desservies par la Sonede oscille entre 800 et 1600 millimes le m3 quel que soit le volume consommé.
Dans mon domaine agricole situé à Sidi Medyen du gouvernorat de Zaghouan, j’achète l’eau potable au GDA Awled Neji à 1300 millimes le m3. Dans mon logement à Tunis, et ayant une consommation trimestrielle inférieure à 20 m3/trimestre, je paye le tarif social de 200 millimes le m3 et, croyez-moi, beaucoup de foyers bénéficient de ce tarif alors qu’ils ne sont pas dans la catégorie sociale.
Un autre exemple : une famille de 4 personnes qui consomme en moyenne 720 litres d’eau minérale par trimestre dépense 216 DT/trimestre sur la base d’une consommation d’eau minérale de 2 litres/personne/jour et un tarif moyen de l’eau minérale de 300 millimes le litre c’est-à-dire 300 DT le m3. Alors que la facture de l’eau de la Sonede de cette même famille serait de 17,820 DT/trimestre pour une consommation de 36 m3/trimestre, calculée sur la base d’une consommation moyenne de 100 litres/jour/personne et du tarif actuel pour la tranche de consommation inférieure 40 m3 qui est de 495 millimes/m3.
Ces exemples montent l’absence de l’égalité et de l’équité dans l’accès à l’eau potable et montre que ce sont les populations vulnérables, dans les zones intérieures du pays, qui sont desservies par des GDA, payent un tarif de l’eau élevé même plus élevé que celui du secteur touristique pour un service souvent moins sûr, ce qui explique pourquoi la population désire un raccordement sur le réseau de la Sonede car le tarif est tout simplement moins cher et le service est un peu plus sûr.
La facture d’eau potable de la Sonede ne représente même pas 10% de la facture d’achat de l’eau minérale pour un volume d’eau acheté à la Sonede de 50 fois supérieur à celui de l’eau minérale. De ce fait, il faudra supprimer le tarif social mais accorder une subvention ciblée aux foyers vulnérables maintenant que l’on dispose de statistiques sociales et revoir même la tarification par 7 tranches qui ne permet en aucun cas de réduire la consommation d’eau et d’éviter le gaspillage.
La situation d pénurie se creuse avec le changement climatique
Je rappelle que même avec des barrages pleins, la Tunisie demeure en situation de pénurie d’eau absolue avec une dotation en eau renouvelable d’environ 377 m3/hab./an en 2018, une dotation qui ne fait que baisser avec l’augmentation de la population provoquant ainsi une dégradation de plus en plus importante de la qualité de l’eau par la surexploitation et de nos écosystèmes par la forte mobilisation pour satisfaire les besoins des secteurs. Il faudra ainsi d’autres mesures encore plus courageuses pour limiter le gaspillage aussi bien chez le citoyen qu’au niveau de l’infrastructure de distribution d’eau potable et d’irrigation où les pertes dépassent 50% de l’eau mobilisée.
L’installation de compteurs d’eau inviolables et intelligents ainsi que la révision de la tarification de l’eau au niveau de l’ensemble des usagers utilisant l’eau souterraine est une urgence absolue.
À titre indicatif, les concessionnaires de l’eau minérale ne payent que 50 millimes le m3 et l’usager agricole ne paye que 5 millimes le m3 comme indiqué par l’arrêté conjoint du ministre de l’Economie et des Finances et du ministre de l’Agriculture du 3 novembre 2014 qui fixe les redevances pour l’utilisation des eaux et du sable du domaine public hydraulique (DPH). Ces redevances sont dérisoires au point que les usagers ne pensent même pas à les régler.
Le changement climatique dont les impacts majeurs sont une variabilité encore plus importante de la pluie et des périodes de sécheresses et d’inondations plus fréquentes et plus intenses fragilisant le secteur agricole et par conséquent l’économie entière. À titre indicatif, l’évolution des apports sur les mois de janvier et février 2020 indiquent que ces 2 mois ont connus des apports les plus faibles comparés aux cinq dernières années.
En effet, le mois de janvier 2020 a enregistré des apports de 71 Mm3 contre 565 Mm3 en 2019, 134 Mm3 en 2017, 208 Mm3 en 2016 et 77 Mm3 en 2015. Le mois de février 2020 n’a généré que 18 Mm3 contre 427 Mm3 en 2019, 309 Mm3 en 2018, 295 Mm3 en 2017 et 41 Mm3 en 2016.
De ce fait, sur les six dernières années, le mois de février 2020 est le moins pluvieux. Les apports au niveau de l’ensemble des 33 barrages en exploitation sur la période du 1er septembre au 29 février 2020 a été de 473 Mm3, soit 38,8% de la moyenne sur la même période et seulement 27,2% des apports de l’année précédente. Cet apport est même plus faible que celui obtenu durant les deux années successives sèches soit, 65,7% des apports de 2016-2017 et 73,44% des apports de 2017- 2018. Un déficit assez alarmant pour la campagne agricole et notamment pour les céréales.
Tout cela me conduit à dire que sous la menace du changement climatique, l’avenir de l’EAU sera façonné par les décisions de planification d’aujourd’hui et rappeler à tous que prendre soin de l’eau et ne pas la gaspiller c’est aussi prendre soin de votre vie entière.
La situation sanitaire engendrée par le coronavirus est une alerte de taille qu’il faudra saisir pour un réel changement de paradigme dans la gestion de nos maigres ressources et pour un accès sécurisé à une eau sécurisée en tant que droit fondamental des droits de l’homme que la constitution tunisienne a confirmé.
Personne ne meurt de soif, mais les gens meurent car l’eau est insalubre et de la faim car mal nourris. Dans le monde, une personne meurt chaque 10 secondes à cause de l’eau insalubre, soit 2,6 millions de personne par an et 9,1 millions de personnes meurent chaque année par la faim. Rien à voir avec les pertes humaines dues au coronavirus.
* Expert ressources en eau et adaptation au changement climatique (Raoudha63@gmail.com).
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