Albert Memmi, écrivain juif natif de Tunis, auteur de nombreux essais et romans en français, langue du colonisateur, vient de décéder le 22 mai 2020 à Paris, à l’âge de 100 ans. Un bel esprit libre et réfractaire qui a pleinement contribué à la formation intellectuelle de plusieurs générations de Maghrébins.
Par Mohamed Sadok Lejri *
Nous assistons, depuis quelques semaines, à une véritable hécatombe dans les rangs des artistes et hommes de plume. Des noms prestigieux, que nous connaissons depuis toujours, s’éteignent l’un après l’autre et à quelques jours d’intervalle. C’est triste de voir ceux qui nous ont fait rêver et les beaux esprits qui ont pleinement contribué à notre formation intellectuelle fermer définitivement les paupières.
Nous pouvons citer, à titre d’exemples, Jean Daniel, Lucien Sève, Christophe, Chedly Klibi, Michel Piccoli, Salah Stétié et Jean-Loup Dabadie. Le nom du célèbre écrivain tunisien, devenu français en 1973, Albert Memmi, vient de s’ajouter à cette funèbre liste. J’espère que cette dernière mettra du temps avant de s’allonger.
Un écrivain pris entre trois mondes
Albert Memmi était un individu pris entre trois mondes. Ses essais s’apparentaient souvent à des études sociologiques [cf. “Portrait du colonisé, précédé de Portrait du colonisateur’’ (1957) ; ‘‘Portrait d’un juif’’ (1966); ‘‘Juifs et Arabes’’ (1974)], ils étaient nourris de son expérience de la vie et exprimaient sa conscience douloureuse. Le même déchirement apparaît clairement dans ses romans, notamment dans ‘‘Le Scorpion ou la Confession imaginaire’’ (1969), ‘‘Agar’’ (1955) et dans le roman qui l’a fait connaître aux lecteurs francophones, ‘‘La Statue de sel’’ (1953).
«Descendrais-je d’une tribu berbère que les Berbères ne me reconnaîtraient pas, car je suis Juif et non Musulman, citadin et non montagnard; porterais-je le nom exact du peintre que les Italiens ne m’accueilleraient pas, car je suis Africain et non Européen. Toujours je me retrouverai Mordekhaï, Alexandre Bénillouche, indigène dans un pays de colonisation, Juif dans un univers antisémite, Africain dans un monde où triomphe l’Europe», écrit-il dans ce roman , où il raconte son enfance de juif à Tunis.
‘‘La statue de sel est’’, en effet, le roman qui a fait connaître Albert Memmi au public. Il est paru en 1953, et pourtant l’idée centrale de ce livre est toujours d’actualité. En effet, ‘‘La statue de sel’’ traite des problèmes de ceux qui sont à cheval sur deux civilisations.
Dans ce roman, Albert Memmi prend pour personnage principal un Tunisien israélite. Son cas est celui de tous ceux qui sont déchirés entre d’un côté les traditions et les coutumes ancestrales et de l’autre la philosophie et la grande aventure de la connaissance apportées par la civilisation occidentale. L’histoire est vue de l’intérieur à travers les yeux du narrateur, les événements qui se déroulent dans ce roman n’interviennent en quelque sorte que comme réactifs.
Albert Memmi a choisi ce titre pour son roman car la statue de sel évoque l’histoire de la femme de Loth, changée en statue pour avoir regardé derrière elle malgré sa promesse. L’écrivain aborde les problèmes psychologiques qui se posent aux personnes prises dans différents milieux. Il aborde ces problèmes de front et en parle d’une façon crue, tout en se dévoilant.
Voici un deuxième extrait du roman : «Devant l’impossible union des deux parties de moi-même, je décidai de choisir. Entre l’Orient et l’Occident, entre les croyances africaines et la philosophie, entre le patois et le français, il me fallait choisir : je choisissais Poinsot, ardemment, vigoureusement. Un jour, entrant dans un café, je me suis vu en face de moi-même ; j’eus une peur atroce. J’étais moi et je m’étais étranger. C’était un miroir qui couvrait tout un mur, si net qu’on ne le devinait pas. Je me devenais étranger tous les jours davantage. Il me fallait cesser de me regarder, sortir du miroir.»
La littérature colonisée condamnée à mourir jeune
Albert Memmi a également cerné une question qui, aujourd’hui, est encore d’une actualité brûlante : le «drame linguistique» que connaissait la littérature maghrébine. Il estimait que la littérature maghrébine d’expression française était issue d’une histoire coloniale plus ou moins violente et qu’elle avait un héritage linguistique qui n’a eu de cesse de déclencher polémiques et vives animosités. Longtemps considérée comme le symbole de l’acculturation de l’intellectuel maghrébin, ou encore comme son «butin de guerre», la littérature maghrébine d’expression française était, selon lui, vouée à l’extinction.
Ces lignes prophétiques, feu Albert Memmi les a écrites en 1957 : «Les prochaines générations, nées dans la liberté, écriront spontanément dans leur langue retrouvée. Sans attendre si loin, une autre possibilité peut tenter l’écrivain; décider d’appartenir totalement à la littérature métropolitaine. Laissons de côté les problèmes éthiques soulevés par une telle attitude. C’est alors le suicide de la littérature colonisée. Dans les deux perspectives, seule l’échéance différant, la littérature colonisée de langue européenne semble condamnée, à mourir jeune, et sans postérité.»
D’aucuns pensent que cette terrible prédiction faite par Albert Memmi a été démentie par les événements. Pourvu qu’elle soit complètement fausse, mais ça dépendra de nous…
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