Abdeljelil Karoui vient de réussir un double pari, celui de réconcilier, en lui, plusieurs instances à la fois, l’enfant, longtemps prisonnier en lui, avec l’adulte qu’il est devenu, tout en nous offrant un ouvrage savoureux et instructif, ‘‘Sortilèges d’une jeunesse’’ : une rétrospective tendre et douce mais parfois aussi drôle et enjouée.
Par Salah El Gharbi *
Abdeljelil Karoui, nous l’avons connu, pour la première fois, alors que nous étions encore sur les bancs de la Faculté du 9-Avril, en tant que jeune enseignant, puis comme chef de département des lettres françaises… À l’époque, il se distinguait par son sérieux, sa rigueur, mais aussi sa prestance, privilégiant une certaine distance sans présomption, laissant voir une certaine disponibilité sans la familiarité.
Plus tard, c’était en tant que collègue que nous avons eu l’honneur et le plaisir de le côtoyer. Et cette proximité nous a permis d’apprécier en lui le chercheur méticuleux, le dix-huitiémiste passionné, mais aussi l’homme courtois, affable et bienveillant dont rien ne semblait troubler la sérénité ni altérer le sens de la mesure.
Derrière l’austérité de façade, l’insouciance d’un enfant
Ainsi, chez M. Karoui, autant l’universitaire était imposant, autant l’homme paraissait réservé, mystérieux, jusqu’au jour où nous avons eu entre les mains ce bel ouvrage, ‘‘Sortilèges d’une jeunesse’’. Et la surprise a été totale.
Ainsi et contre toute attente, dans ce récit, ‘‘Si’’ Abdeljelil prête sa voix à Abdeljelil, cet enfant qui sommeillait en lui et qui va resurgir du fin fond du passé pour nous faire découvrir une dimension insoupçonnée de la véritable personnalité de l’homme et dévoiler une part, plus profonde de lui-même, étrangère à cette austérité de façade qu’on lui attribue injustement.
Et c’est l’occasion pour l’auteur de ‘‘Sortilèges d’une jeunesse’’ de revisiter le temps perdu, celui de la légèreté et de l’insouciance de l’enfance et des expériences trépidantes de la jeunesse, de renouer avec les vieux souvenirs, celui du visage maternel, ceux des cousins et des cousines dont il esquisse tendrement les portraits, mais aussi, ceux de tous ces êtres qui, un jour ou l’autre, ont compté dans sa vie d’enfant et plus tard, de jeune homme au cours de son périple scolaire.
À travers les interstices de l’âme de l’enfant qu’il fut, l’auteur tient à nous faire partager une partie de son univers, avec ses doutes et ses certitudes, ses angoisses et ses moments de jouissance. De même, c’est par le biais du prisme de son regard de jeune adolescent qui découvre le monde des adultes, qu’il rend compte des frasques et des turpitudes des êtres, mais aussi, des affres de la guerre mondiale et de l’emballement que suscitait la lutte pour l’Indépendance du pays… Ainsi, dans le récit, les petites histoires individuelles avec leurs moments pénibles, leurs petits chagrins et leurs délices côtoient la grande histoire, avec son lot de douleur et de sang.
‘‘Sortilèges d’une jeunesse’’ de Abdeljelil Karoui, c’est aussi le récit des pérégrinations d’un jeune, l’occasion pour le narrateur de nous promener à travers les lieux qui l’ont marqué, celui de son Sahel, de la ville Sousse qui l’a vu naître, mais aussi de Monastir, pour nous emmener ensuite vers le nord-ouest, à Aïn Draham, vers Tunis où il finit par s’installer, après avoir connu l’émerveillement qu’a suscité chez lui ses voyages en famille à Capri et à Venise, ou à Châtel-Guyon, en France…
Une touchante sensibilité à fleur de peau
Au fil du récit, si la préciosité du style reste une constante, la tonalité de la voix du narrateur change. Ainsi, d’un ton enjoué, badin, voire espiègle, on passe subrepticement à un ton mélancolique, grave et parfois didactique, avec des digressions, pour évoquer des écrivains qui sont chers à l’auteur, des hommes politiques imposants ou des faits historiques marquants.
Certes, dans cet ouvrage, l’auteur ne parvient pas à se départir d’une certaine pudeur qui serait une seconde nature chez lui, puisque dès qu’il est question de sensualité, le «je» semble se cabrer favorisant la suggestion aux dépens de l’ostentation ou de l’exaltation comme si le narrateur, en effleurant l’espace de l’intime, cherchait à titiller notre imaginaire et le ravir à sa paresse.
Néanmoins, même si l’auteur est souvent dans la retenue, soucieux de ne pas se laisser piéger par la tentation de la confidence et que la litote est constamment sur ses gardes, prête à atténuer, contourner et gommer les effets d’une parole ouverte, le récit parvient, par moments, tout de même, à ouvrir quelques brèches pour laisser entrevoir, non seulement la délicatesse d’esprit de l’auteur mais aussi une touchante sensibilité à fleur de peau et un certain hédonisme qui le caractérisent.
En somme, à travers le récit de ce parcours initiatique d’un enfant qui cherche à se construire un destin dans cette nouvelle Tunisie qui était en gestation, il semblerait que Abdeljelil Karoui vient de réussir un double pari, celui de réconcilier, en lui, plusieurs instances à la fois, l’enfant, longtemps prisonnier en lui, avec l’adulte qu’il est devenu, tout en nous offrant un ouvrage savoureux et instructif.
* Universitaire et écrivain.
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