Lors de sa visite officielle à Paris les 22 et 23 juin 2020, le président Kais Saied, en plus de son allocution au palais de l’Elysée, a donné un certain nombre d’entretiens, notamment à France 24 et au journal ‘‘Le Monde’’, qui permettent de se faire une idée plus précise à la fois de la personne et du projet du président tunisien.
Par Rachid Barnat
Sur la forme, on s’étonne que Kais Saied prétende parler l’arabe maternel, pour être compris des Tunisiens ! Ce qui fait sourire les Tunisiens dont la «derja» (arabe parlé) n’a rien à voir avec l’arabe littéraire…que parle leur président.
Sur le fond, on peut dire qu’il a clairement mis l’accent sur les dérives et les dangers des Frères musulmans d’Ennahdha au pouvoir en Tunisie.
C’est ainsi qu’il a déclaré à France 24 que les islamistes voulaient lui imposer une politique étrangère contraire à la traditionnelle règle de non-ingérence pratiquée par la Tunisie; et que Rached Ghannouchi, leur leader, avait commis une «faute», en tant que président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), en se mêlant de la politique libyenne alors que, a-t-il précisé, la politique étrangère et la diplomatie sont le domaine réservé du président. Il a ajouté : «II n’y a qu’une politique extérieure. C’est celle du président». Et il a même précisé qu’il «n’aimait pas qu’on lui marche sur les pieds» ! Rappel utile, nécessaire et fort à l’intention de Ghannouchi qui se prenait pour le président de tous les Tunisiens depuis son élection au perchoir du Bardo.
Le président cherche sa place dans le système bâtard imposé par les islamistes
Sur la question libyenne, Kais Saied a clairement dénoncé toute intervention extérieure, renvoyant ainsi dos-à-dos, implicitement, la Turquie et la Russie. Et ce, en accord avec la doctrine diplomatique tunisienne telle que définie par l’ancien président Habib Bourguiba et, implicitement aussi, contre les ingérences des Frères musulmans et de l’émir du Qatar dans les affaires du pays voisin.
C’est un bon point pour ce président qui cherche sa place dans un système bâtard imposé par les islamistes, qui n’est ni tout à fait parlementaire ni tout à fait présidentiel, mais entre deux et laissant une grande marge au flou, comme le voulait Ghannouchi.
Kais Saied a aussi précisé son projet, notamment de réformer la Constitution, tout en disant clairement qu’il n’avait pas pour le moment les forces politiques suffisantes pour le faire. Sur ce point, on ne peut que louer sa lucidité.
Quant à son analyse de la situation tunisienne et à son projet pour notre pays, que faut-il en retenir ?
Il semble condamner la richesse et les riches
Il nous dit que la difficulté majeure de la Tunisie est due à ce que la richesse y est détenue par une dizaine de familles. Une analyse plus idéologique que réaliste, pour ne pas dire populiste.
Que la richesse soit mal répartie, on peut le lui accorder mais il oublie qu’il existe une assez large classe moyenne (dont il fait partie), qui n’est pas riche mais aisée tout de même; et surtout il semble condamner la richesse et l’enrichissement, alors que ce sont depuis toujours (et cela ne cessera pas) les moteurs du développement économique.
Ce ne sont pas les «riches» qui sont un problème mais bien tout le système de corruption mis en place par Ben Ali et repris et aggravé par Ghannouchi, depuis la fumeuse révolution de 2011 !
Dans l’histoire, le populisme anti-riche n’a jamais créée d’économie performante !
Ce qui manque et que Kais Saied n’évoque même pas, c’est un Etat de droit avec des lois fiables, une absence de corruption, une sécurité pour les investisseurs et un effort considérable pour l’éducation. Pour cela, il faut une politique fiscale juste, libérant les initiatives et parvenant à redistribuer la richesse créée. Or le droit continue à être bafoué par Ghannouchi et ses Frères musulmans, sans que ce président les dénonce ou qu’il puisse y remédier !
Un populisme idéaliste teinté d’opportunisme
Kais Saied est partisan d’une démocratie fondée sur la réelle volonté des peuples, ce qu’on ne peut lui contester mais il oublie un paramètre essentiel : pour cela, il faut un peuple éduqué et conscient des enjeux. Il veut réformer entièrement la démocratie et faire que «le peuple» ait son mot à dire, ce qui réglerait tout selon lui. Il reprend là son dada de campagne électorale présidentielle «El-châab yourid» (Le peuple veut), en prétendant redonner la parole aux jeunes qui l’ont porté au pouvoir, pour décider de leur destin. Ce qui est le comble du populisme.
Que la démocratie puisse être améliorée, c’est certain; mais ce n’est pas seulement une question théorique dont on discute dans des colloques universitaires où la réalité est souvent absente.
La première chose qu’il devrait faire avant de faire évoluer la démocratie, c’est de donner au peuple, comme l’avait voulu (et en partie réalisé) le président Bourguiba, une forte éducation pour tous. Alors le peuple ouvert à la complexité des problèmes pourra accéder à la démocratie une fois que l’esprit de citoyenneté aura été bien inculqué à tous !
Par ailleurs, cette idée de donner le pouvoir aux citoyens et aux régions entraîne le risque de ressusciter le tribalisme qui entraînera la paralysie du pouvoir central. Or la Tunisie est un petit pays qui a besoin d’une politique nationale forte. Ce que Bourguiba avait bien compris en essayant de mettre fin au tribalisme.
Il appartient à la vieille lune du pan-arabisme
Quoi qu’il ait dit à Emmanuel Macron de son désir d’inscrire la Tunisie dans la modernité, il ne faut pas oublier que Kaïs Saïed reste fondamentalement pan-arabiste nourri d’une idéologie qui a échoué partout où elle a pris le pouvoir!
Autrement quelle modernité peut-il proposer aux Tunisiens s’il prône l’arabisation de l’enseignement à tout va. Cette langue qui n’a rien produit de «moderne» dans aucun domaine, qu’il soit technologique, médical ou autres.
A-t-il seulement tiré des leçons de la politique d’arabisation du FLN, concession faite aux Frères musulmans, et des ravages qu’elle avait produits en Algérie, avec une jeunesse inculte ne maîtrisant ni l’arabe, ni le français et encore moins le berbère ?!
Ces contradictions font de Kaïs Saïed un personnage singulier et peu rassurant. Ce n’est pas comme cela que l’on donne un cap à un pays.
Il appartient à une vieille lune, le pan-arabisme dont l’Irak, la Syrie, l’Egypte et les palestiniens n’ont pas fini d’en payer le prix !
Le drame de la Tunisie est peut-être d’avoir un islamiste au Bardo et un pan-arabiste à Carthage, qui plus est, novice en politique; animés tous deux par des idéologies dangereuses pour la Tunisie et pour son indépendance.
Au total donc, les entretiens de Kais Saied avec des médias français montrent un personnage plein de bonne volonté mais, à la vérité, idéaliste et trop populiste. Populisme qui lui a permis d’atteindre le pouvoir mais qui sera totalement inefficace pour lui permettre d’obtenir des résultats sérieux pour son pays. Aussi devrait-il comprendre que diriger un pays ce n’est pas élaborer une théorie juridique comme peut le faire un universitaire éloigné des réalités du pays.
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