Malgré ses difficultés actuelles, le chef du gouvernement actuel offre un profil qui répond aux nécessités du moment. Il a une approche politique pragmatique, socio-libérale, avec un sens aigu de l’autorité. Mais sa marge de manœuvre restera retreinte tant qu’il ne parviendra pas à calmer durablement les ardeurs d’Ennahdha, capable de bloquer toute velléité de réformer le pays…
Par Salah El-Garbi *
Assurément, le sit-in d’El-Kamour est devenu le baromètre de la situation politique du pays. Docile sous un régime fort inspirant la peur, la région de Tataouine se met à gronder en 2017 sous une autorité sénile, cynique et vulnérable. En effet, à l’époque, profitant de la fragilité de l’exécutif miné par les dissensions, les jeunes de cette région du sud allaient mener la vie dure à un gouvernement qui peinait à imposer son autorité et obliger, ainsi, Youssef Chahed à signer sa reddition, en concédant aux protestataires le privilège de vivre comme des rentiers avec les deniers de la communauté nationale, sans pour autant travailler, ou du moins pour la plupart d’entre eux.
Mettre à genoux l’État pour obtenir de nouveaux droits
Décembre 2019, alors que ce même gouvernement était sur le départ, ces mêmes jeunes, comme lassés à ne rien faire, ont repris le mouvement de protestation, mettant sous pression les autorités dans l’espoir d’arracher quelques nouveaux avantages. «Qu’est-ce qu’on peut faire avec 650 dinars ? Cela ne saurait nourrir une famille !», a déclaré, le 20 décembre dernier devant les caméras de télévision, un de ces militants de la région lors du sit-in doublé d’une grève de la faim. Depuis, face à l’indifférence des autorités, la contestation s’est éteinte d’elle-même.
En fait, il ne s’agissait que d’une trêve. Car, et même si le les jeunes d’El-Kamour ont fini par reprendre leur vie paisible, ils n’ont pas baissé la garde, attentifs à tout ce qui se passait au sein des hautes sphères du pouvoir au cas où le dispositif se mettrait à vaciller.
Ainsi, dès que les tensions ont commencé à surgir aussi bien à Carthage, à la Kasbah qu’au Bardo, que la cacophonie s’est installée et que le pouvoir a donné des signes d’affaiblissement, à El-Kamour, on s’est mis à manifester en se frottant les mains… «C’est le moment ou jamais», se disait-on tout en entrant dans un mouvement insurrectionnel comme celui de 2017 dans l’espoir de mettre à genoux l’État et obtenir de nouveaux droits.
Ainsi, les mouvements de contestation aussi bien à El-Kamour qu’au bassin minier de Gafsa, désormais sanctuarisés et servis par des médias serviles et hypocrites, deviennent les manifestations symptomatiques d’un État à la dérive, dirigé par une classe politique néophyte, immature et arrogante, prisonnière des émois d’une opinion publique capricieuse et versatile.
Ces symptômes étaient manifestes, durant le quinquennat calamiteux de Béji Caïd Essebsi, mais avec l’actuel gouvernement, on s’achemine vers un scénario bien pire tellement la confusion politique dans le pays semble inextricable et la menace d’une crise générale paraît imminente… Même aux pires moments de la «Troïka», la coalition gouvernementale conduite par Ennahdha (janvier 2012-janvier 2015), on n’a pas été témoin d’un état de délabrement aussi dramatique… On dirait que, ces dix dernières années, plus le temps avance, plus on découvre, effaré, que tous les déboires de «l’ancien régime» sont en train d’être régurgités, jour après jour, avec un rythme de plus en plus accéléré.
Une rémission est-elle possible ? Pour l’instant, même les plus optimistes semblent céder à la tentation du doute. Car, quelques mois après sa nomination à la tête du gouvernement, Elyès Fakhfakh semble mal parti, cumulant les maladresses et multipliant les faux pas. Pourtant, l’homme, qui dit être là où il est par «la volonté de Dieu», a la baraka avec lui.
Bénéficiant d’un préjugé favorable auprès de l’opinion, il jouit de la bienveillance des sondages. Certes, Ennahdha, son turbulent allié, constitue une menace permanente pour sa survie. Mais, coup de bol, le mouvement islamiste, tétanisé, n’a jamais été aussi laminé qu’il l’est aujourd’hui. Éreinté et malmené par les attaques virulentes de Abir Moussi (laquelle constitue, à son insu, la véritable allié de Fakhfakh), mis à l’étroit par l’attitude hostile du président de la république à son égard, miné par l’effervescence interne de ses cadres, Ennahdha, est désormais sous pression, condamné à gesticuler et à naviguer à vue.
Rétablir la confiance de l’opinion publique et résister à l’emprise d’Ennahdha
Aujourd’hui, l’homme qui, au cours des derniers mois, a su tirer profit de la guerre lassante qui oppose le Parti destourien libre (PDL) aux «Khwanjia» ou Frères musulmans d’Ennahdha, se laisse piéger, par mégarde, par désinvolture ou par maladresse, cristallise contre lui, au nom de la morale, les ressentiments de tous ses adversaires politiques, de l’indigne groupuscule d’Al-Karama aux opportunistes de Qalb Tounès et met ses fervents alliés dans l’embarras. Étrillé par une bonne partie de l’opinion, l’homme n’est plus audible et sa crédibilité est, désormais, ternie.
Malgré l’acharnement de la meute, le chef du gouvernement continue de croire en la «baraka». Pour le déboulonner, il faut attendre un coup du sort. Rien n’est acquis mais rien n’est perdu pour lui. L’homme pourrait même passer entre les gouttes et parvenir à traverser les cinq années, sain et sauf, s’il parvenait à renverser la donne, en jouant le tout pour le tout. Même sans une assise politique forte, cet homme solitaire peut continuer à croire en sa bonne étoile. Son unique atout serait le fait qu’il reste une pièce maîtresse dans le dispositif du pouvoir. Le bousculer reviendrait à tout chambouler, provoquant une crise politique dont les conséquences seraient imprévisibles aussi bien pour les petites formations politiques que pour le mouvement islamiste.
Néanmoins, pour durer et s’imposer, Fakhfakh a intérêt à se remettre en question, se départir de son arrogance, revoir sa stratégie de communication qui doit gagner en sobriété et en clarté. Il doit, surtout, savoir, par des actes, rétablir la confiance de l’opinion publique à son égard et susciter son adhésion afin de pouvoir entamer les réformes qu’il compte mener dans de bonnes conditions.
Globalement, même s’il reste peu méthodique dans sa démarche, le chef du gouvernement offre un profil qui répond aux nécessités du moment. À l’image de Youssef Chahed, il a une approche politique pragmatique, socio-libérale, avec un sens aigu de l’autorité. Mais sa marge de manœuvre restera retreinte tant qu’il ne parviendra pas à calmer durablement les ardeurs d’Ennahdha dont le groupe est suffisamment puissant au sein de l’assemblée, et par conséquent capable de bloquer toute velléité de réformer le pays…
Pour pouvoir agir réellement, se contenter d’amadouer les islamistes reste insuffisant. Tabler sur le soutien du président serait à long terme peu profitable. Par conséquent, Fakhfakh est condamné à composer, sans se renier, avec Ennahdha, en établissant sur des bases claires un pacte politique qui lui permettrait d’avoir les coudées franches afin de mettre en application son programme.
* Universitaire et écrivain.
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