Quand elle se désagrège, la démocratie aboutit fatalement à la généralisation des systèmes clientélistes et à des alliances de type mafieux, qui prennent le pouvoir dans l’unique but de servir leurs intérêts et celui des leurs. Ce schéma classique fonctionne quand les ingrédients sont réunis : appauvrissement des fondements idéologiques, affaiblissement de l’Etat national et dégradation des conditions de vie des populations, dans une société à la dérive, gangrenée par la corruption et la violence. Et c’est malheureusement le cas aujourd’hui de la Tunisie.
Par Sadok Chikhaoui *
C’est dans ce contexte que prend sens le tour de passe-passe qui transmua, en peu de temps, l’inimitié présumée entre Rached Ghannouchi et Nabil Karoui en un attelage qui traîne le pays vers un chaos assuré. Avec un parlement élu en vertu d’une loi électorale forgée à dessein pour entretenir une instabilité permanente et devenu une cage aux folles où 35 partis rivalisant de médiocrité, chacun y allant de sa petite sérénade. Le seuil de représentativité de 3%, en-dessous duquel une liste se voit exclue de la répartition des sièges, permit l’arrivée d’un ramassis bigarré d’individus, parmi lesquels on compte de nombreux condamnés en justice. Le plus emblématique est Seifeddine.
Chef d’un petit parti appendice d’Ennahda, Makhlouf, surnommé l’avocat des terroristes et qui posait dans une photo partagée sur Facebook mitraillette en bandoulière, à la frontière libyenne, pour montrer sa solidarité avec les djihadistes. Il avait déjà écopé de vingt mois de prison ferme pour outrage à magistrat et agression d’un juge, lors du procès d’un directeur d’école coranique sauvage, où se mêlaient pédophilie et lavage de cerveau.
Collusion entre mafias et pouvoirs politiques
La collusion entre les réseaux de la mafia et les pouvoirs politiques est une chose connue et fort ancienne, depuis que la Camorra italienne alliée à l’Eglise s’affichait au grand jour, lors des élections, drapée dans les habits d’hommes pieux et respectables. Cette complicité devint un système élaboré, après la seconde guerre mondiale quand elle devint un appui majeur de la Démocratie chrétienne, qu’elle soutint activement en échange de la protection de ses honorables parrains; qui ne sont jamais, à l’instar de Tito Riina, jamais rattrapés par la justice. Cette collaboration a été étendue à d’autres partis, jusqu’à récemment avec Forza Italia de Berlusconi et le mouvement 5 Etoiles.
Un phénomène quasi analogue se déroule en Turquie. Contrairement à l’idée reçue, les succès de AKP d’Erdogan ne sont pas dus à un soudain regain de prurit religieux qui aurait atteint la société turque, mais surtout à l’alliance de l’AKP avec le MHP, qui est son seul soutien au Parlement. Le MHP est un parti d’extrême droite, ultra-nationaliste, et fascisant qui a troqué, comme par miracle, ses références païennes et turciques, contre un Islam de circonstances. Sa branche paramilitaire les «Loups Gris », notoirement liée au crime organisé, est chargée des basses œuvres mais aussi du service d’ordre de l’AKP.
Exception tunisienne oblige, Camorra et classe politique se confondent et siègent ensemble comme députés représentants du peuple pour gérer les «affaires», et surtout leurs affaires. Un scénario bollywoodien s’était joué à la faveur des deux élections entrecroisées de l’hiver 2019. Une présidentielle anticipée, suite à la mort d’un vieux président, véritable patriote qui a eu la mauvaise idée de tirer sa révérence au mauvais moment, où des législatives très attendues devaient avoir lieu.
Une dramaturgie bien huilée, concoctée et mise en scène par des maîtres es-intrigues s’était déroulée dans des conditions d’opacité et d’omerta (les musulmans disent «taqîya»), dont les tenants et aboutissants ne sont devenus clairs que peu de temps après les résultats des élections législatives.
Le juriste probe et le communicateur interlope
Deux candidats aussi atypiques, l’un que l’autre, étaient donnés favoris : un Kaïs Saïed, homme probe, juriste conservateur, qui a refusé tout financement public de sa campagne et qui aspire à moraliser la vie publique. Son côté M. Propre, enveloppé dans une aimable austérité, et une modestie non feinte, servi dans une langue arabe amphigourique jusqu’à l’extrême, avaient séduit la masse de jeunes diplômés et sans emploi qui ont fait sa campagne avec peu ou presque pas de moyens.
L’autre, Nabil Karoui, personnage interlope, patron de com, arrivé, selon ses dires, à la force du poignet, mais on n’est pas obligé de le croire, et qui s’est découvert un talent de Robin des bois, à la faveur d’un drame familial.
Inspiré par Berlusconi, dont il est proche (c’est son associé dans Nessma TV), qui a mis sa chaîne de télévision au service de sa propre promotion, pour se mettre en scène tous les jours à une heure de grande écoute et faire un aumône-show très suivi : distribution de différentes sortes de denrées alimentaires, dans lesquelles les macaronis et la sauce tomate tiennent la place de choix. Son «émission» trouva un immense succès dans les milieux démunis, et même au-delà, connaissant l’appétit populaires bien compréhensible pour les choses gratuites. Comme le dit Confucius : «Rien n’est jamais donné sans conséquence et en conséquence rien n’est jamais gratuit». Devenu la coqueluche des chaumières du sud au nord, tout le monde se mit à lui prédire un avenir politique radieux. De quoi donner des idées à M. Karoui, mais il les avait déjà trouvés tout seul.
Le patron de Nessma TV créé de toutes pièces une formation politique, Qalb Tounes, qui risque, selon les pronostics de remporter les élections législatives grâce à son association caritative et aux réseaux qui peuvent drainer les voix de groupes sociaux âgés et marginalisés.
Ce petit manège n’était pas fait pour arranger les affaires d’Ennahdha qui a flairé le coup dès le début. Et pour cause, Karoui marchait sur ses plates-bandes, lui piquait ses pauvres, la dépouillait de sa clientèle politique légitime, le fonds de commerce sur lequel le parti islamiste prospère habituellement. On sait que l’aumône, «sadaqa» et «zakat», sont la seule forme de redistribution sociale reconnues par l’islam. N’est-il pas dit quelque part dans l’un des 40000 hadiths que «Ceux qui ont donnent à ceux qui n’ont pas», sentence que les commerçants, connus pour être parmi les pourvoyeurs de fonds des mouvements islamistes, complètent tout de suite après par «allahomma anaamta fazid» («Dieu tu as donné, et donne encore»), qui trône au-dessus des caisses enregistreuses.
Et ainsi, les pauvres restent pauvres et les riches deviennent plus riches, jusqu’au jour dernier. C’est sur ce principe que prospérèrent les mouvements frériste du Soudan à l’Egypte, palliant souvent, il faut le reconnaitre, aux carences de l’Etat.
La «zakat» est une affaire tellement porteuse que des maires bien avisés veulent mutualiser dans des caisses pour clientéliser leurs électeurs. C’est souvent la voie royale vers tous les trafics d’influence, comme le montre un méga procès qui défraie la chronique en ce moment la chronique au Soudan. La zakat business se chiffre par milliards.
Une mascarade électorale en 3 actes
Coup de tonnerre, le candidat Robin des bois, est soudainement embastillé trois jours avant le premier tour du scrutin présidentiel, pour, semble-t-il, de grosses magouilles financières, dont personne ne connait ni les tenants ni les aboutissants. Pourquoi se demande le brave populo l’avoir arrêté à ce moment précis ? Comme si les dossiers l’incriminant, dont tout le monde avait entendu vaguement parler, sont apparus par miracle, fruit d’une subite révélation.
Un coup de maître dans l’art de la stratégie, élaboré par les Machiavels en babouches ou leurs maîtres de Brooklyn ? Le but était de ne pas laisser accéder Karoui à la présidence et devenir intouchable et échappant ainsi aux mâchoires d’aciers qui menacent de le broyer; faire main basse sur son potentiel électoral qui s’annonce conséquent, dans un parlement en miettes. Une loi contre le «tourisme parlementaire» était venue tout de suite après figer ces futurs députés dans le marbre de la soumission pour éviter de perdre le précieux pactole.
Sans compter l’idée de mettre à la présidence un homme inexpérimenté, qu’ils pensaient pouvoir manipuler à leur guise.
Cette ingénierie intelligente a été mise en branle, au moment où se préparaient les élections pour élire un parlement, qui sera le centre du pouvoir. Rached Ghannouchi, candidat pour la première fois, est depuis longtemps en embuscade pour le présider et devenir le chef incontesté de la décision s’il s’assure des alliances, par le jeu des manigances et combinazione.
Kaïs Saïed a été, comme prévu, élu à la présidence par une large majorité, Karoui commence une seconde vie grâce au parti qu’il a eu la précaution de créer dans l’arène électorale, peut-être que le lion des voitures Peugeot, emblème de ce parti, est le signe d’un affrontement de Titans.
Quinze mille candidats, venant de plus de 220 partis politiques, ou indépendants inscrits sur plus de 1500 listes, s’affrontèrent pour 217 postes de députés.
Ennahdha seul véritable parti structuré a mobilisé la quasi-totalité de son électorat et arrive en tête avec moins de 30% des voix, suivi de Qalb Tounes, le parti de Karoui.
La première épreuve de feu fut l’élection du président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) qui deviendra le centre du pouvoir, s’il peut s’assurer une majorité stable. Les vicissitudes du système parlementaire avec ses jeux d’alliances et contre-alliances, de compromissions et de trahisons, de magouilles et de chantages, de marchandages et de pactes interlopes sont connues. On sait aussi qu’il n’a pu réussir que dans le cadre de monarchies constitutionnelles ou dans des pays qui ont de solides traditions démocratiques, et encore quand on voit ce qui s’est passé en Israël.
Que dire quand il s’agit d’un pays du tiers du monde, arabo-musulman de surcroît, qui émerge d’une dictature d’un demi-siècle et dont les élites incultes peinent à comprendre ce qu’est une démocratie.
Contre toute attente, les «députés de Karoui» votent pour Ghannouchi et Karoui devient le partenaire du dirigeants islamiste pour le meilleur et pour le pire, surtout le pire avec une majorité de députés islamo-conservateurs et islamo-voyous.
C’est l’épilogue de la pénible tragi-comédie de la mascarade électorale, en 3 actes, après laquelle s’ouvre une autre qui sera sans doute plus longue.
L’homme Karoui a parcouru le long chemin de l’aplaventrisme politique depuis Ben Ali, à qui il servait la christique «Ben Ali notre père à tous», en passant par Béji Caïd Essebsi, dont il fit partiellement le succès grâce à sa chaîne de télévision, il poursuit ce glissement progressif pour atterrir entre les bras d’Ennahdha et son excroissance, Al-Karama. Cette dernière composée de petites frappes, élues en grande partie par la racaille des banlieues vaguement islamiste que Ghannouchi appelle ses «enfants», sont issus pour la plupart d’un groupe violent, la Ligue de protection de la révolution (LPR), mis en place après 2011 par Ennahdha et le Congrès pour la république (CpR) de Moncef Marzouk pour prendre en charge les basses œuvres : attaques d’artistes, saccages d’expositions d’art moderne, agressions de journalistes, profanation de mausolées. Soucieuse de l’image de respectabilité, qu’il a longtemps vendue aux gogos occidentaux, Ennahdha tire en sous-mains les ficelles de ce groupe qui se spécialise dans les outrages et les outrances.
La mafia, dealer de la démocratie des voyous
On ne s’attardera pas longtemps sur les soubresauts de la vie politique depuis la nomination dans la douleur du gouvernement et l’intronisation du vieux cheikh à la tête du parlement. Chaque jour apporte son lot de psychodrames, Ghannouchi outrepassant ses prérogatives pour marcher sur les plates-bandes d’un président dont il a sous-estimé la réactivité, aux projets de lois extrémistes, et à la cacophonie de députés qui auraient leur place davantage sur les marchés aux chameaux, jusqu’à la tentative de gifler une femme députée anti-islamiste, tandis qu’un autre lascar lui conseillait de chercher sa place dans une maison de rendez vous.
Ainsi, quand, à un moment, dans un Etat sans fondements démocratiques solides, une idéologie porteuse d’un projet politique passe à l’arrière-plan, la notion de bien commun avec son éthique et ses valeurs morales disparaît pour laisser place aux intérêts personnels, ceux du clan, de la famille ou de la tribu.
Ce sont les mouvements de libération devenues mafias, les dirigeants des Partis communistes dans les ex-républiques de l’URSS, les partis religieux devenus puissances financières et groupes de pression. Et c’est ce phénomène qui se déroule aujourd’hui publiquement en Tunisie avec des politiciens peu vertueux, entraînant le déclin du sentiment national, la perte des valeurs morales, la généralisation de la corruption et de la violence. Les vertus musulmanes de droiture et de probité qu’ils ont longtemps fourguées aux pauvres gavés de choco-tom ne sont qu’un lointain souvenir. Et les gens craignant Dieu ont quitté le navire.
* Enseignant.
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