Dans une lettre officielle, estampillée top secret, le ministre d’État du Transport et de la Logistique, Anouar Maarouf, a intimé l’ordre au PDG de Tunisair, Elyes Mnakbi de convoquer une réunion extraordinaire de son conseil d’administration (CA) pour nommer son successeur, désigné d’avance. Le PDG conteste son limogeage, qualifiant la décision ministérielle comme illégale et inconstitutionnelle. L’ingouvernance vient s’ajouter à la malgouvernance. Décryptage…
Par Samir Trabelsi, Ph.D.
Certes la compagnie Tunisair est mal-gouvernée depuis des années. Nous avons vu la compagnie recruter massivement par accointances familiales et par proximité politique, le personnel de la compagnie se servir impunément dans les valises des voyageurs; la compagnie arriver dernière au monde en matière de respect de ses voyageurs (retards, maltraitance, vol de bagage, etc.). Les déficits s’accumulent et la compagnie est maintenue sous respiration artificielle grâce aux transferts prélevés sur les taxes de Tunisiens et Tunisiennes.
Panique dans le cockpit
Plus grave encore, nous avons vu aussi des pilotes donner, dans la cabine de pilotage d’un avion de ligne rempli de voyageurs, des coups de poing à des mécaniciens, pour une histoire de costumes et de look.
Maintenant, la bagarre est désormais entre le PDG et son ministre de tutelle. Un affront qui ne peut qu’aggraver la situation de la compagnie, créée en 1948 par Air France et des investisseurs privés. Pionnière en Afrique, Tunisair a été fleurissante et rentable longtemps. Depuis la révolte du Jasmin, en 2011, Tunisair a vu ses effectifs tripler : ils sont aujourd’hui presque 7800 employés pour une vingtaine d’avions fonctionnels.
La décision ministérielle n’a pas été motivée officiellement et elle ne semble pas avoir fait l’objet d’une évaluation préalable de la performance du PDG limogé par le conseil d’administration, mécanisme supposé être en charge de la gouvernance de Tunisair. Pour les deux dernières années, la compagnie n’a pas produit de bilan annuel et sa gestion reste marquée par l’opacité et par les rapports de force politique au sommet de l’État.
On ne peut pas destituer un PDG sans raison valable
Dans les manuels de bonne gouvernance, on apprend à nos étudiants qu’un PDG peut quitter son poste pour diverses raisons, notamment: retraite, recrutement dans une autre entreprise, licenciement pour mauvaise performance, ou départ à la suite d’une fusion acquisition.
Le monde académique ainsi que les professionnels de la gouvernance se sont intéressés aux causes du turnover, rotations et limogeages des PDG. Ils s’accordent à dire qu’empiriquement, la mauvaise performance, les manipulations comptables, les fraudes, le manque transparence, et l’examen des mauvaises performances par la presse financière réduisent la longévité d’un PDG, à son poste.
Selon une enquête menée par David Larcker(1), éminent professeur en gouvernance à Stanford University (2001), 50% des membres du conseil d’administration affirment qu’ils feraient licencier un PDG après quatre trimestres de mauvais résultats. Ce taux serait de 90%, au cas où le PDG présente huit trimestres successifs de mauvais résultats.
La question qui reste sans réponse dans le cas du PDG de Tunisair porte sur les raisons qui ont justifié son limogeage de façon non documentée.
Les bonnes pratiques de gouvernance exigent que les raisons du limogeage soient bien détaillées, surtout que Tunisair est une société cotée en bourse et que les actionnaires et les autres parties prenantes (fournisseurs, clients, membres de la société civile) ont le droit à une transparence totale, s’agissant d’un aspect critique pour la continuité de leur exploitation et affaire avec la compagnie.
Étant une société cotée en bourse, Tunisair a un conseil d’administration qui par sa structure, sa composition, les caractéristiques de ses administrateurs, ainsi que par le processus de prise de décision en son sein, a un rôle de surveillance et de conseils à jouer en tant que mécanisme de gouvernance.
La lettre de limogeage, envoyée par le ministre d’État chargé du Transport de la Logistique, au PDG de Tunisair n’est pas élaborée. Et on se demande si la décision est basée sur des recommandations du conseil d’administration de Tunisair. A-t-on une évaluation rigoureuse de la performance financière et non financière du PDG limogé?
Le PDG de Tunisair est en poste depuis le 30 décembre 2016, on peut se demander où sont-elles passées les évaluations antérieures de sa gestion de la compagnie nationale?
Les professionnels de la gouvernance et les académiques s’accordent sur le fait que les entreprises dotées d’une bonne gouvernance ont plus tendance à mettre fin à un PDG d’une entreprise pour des raisons de non-performance. C’est dans ce sens que les entreprises, dont le CA inclut un pourcentage élevé d’administrateurs externes, ou des administrateurs détenant des actions dans le capital de l’entreprise, et dont l’actionnariat inclut des investisseurs institutionnels, sont toutes plus susceptibles de mettre fin à un PDG sous-performant.
La question qui se pose est de savoir comment les structures de gouvernance (CA) en place chez Tunisair ont été impliquées (ou contournées) par une décision opaque et un geste cavalier, qui consiste à limoger un PDG, par une lettre de moins 40 mots et sans aucune explication managériale.
Le 23 décembre 2019, Boeing a déclaré dans un communiqué que son CA «avait décidé un changement de direction, pour rétablir la confiance dans l’entreprise, une confiance ébranlée par les accidents… mais exigeant réparation… avec ses clients, les autorités de règlementations, ainsi que toutes les parties prenantes».
C’est au cours d’une session routinière de planification de la succession, datant du mois d’octobre que M. Calhoun a été identifié comme le successeur probable si M. Muilenburg devait être renvoyé.
N’est-il pas temps de rompre avec ces pratiques de mal-gouvernance et d’adopter un changement radical en matière de gestion et de gouvernance des sociétés d’État?
Le ministre a été imprudent dans la procédure choisie
L’imprudence est regrettable, d’autant plus que celle-ci vient d’un ministre d’État. Dans le courrier en cause, celui-ci demande explicitement au PDG de Tunisair de convoquer un CA pour voter la désignation d’un PDG intérimaire, qui n’est nul autre que le conseiller du ministre.
République bananière ou presque : un ministre doit au moins connaître la Loi ainsi que les normes internationales en matière de bonne gouvernance et les incarner dans ses décisions et politiques.
Ce gestionnaire désigné par le ministre et imposé au CA de Tunisair pour un vote de confiance pose plusieurs problèmes éthiques. On ne sait pas sur quels critères il a été choisi, qui l’a choisi (des lobbys, un parti, etc.) et pourquoi on l’impose de facto.
Le CA est constitué pour gérer, délibérer plutôt que d’être une marionnette entre les mains du pouvoir politique et ses intérêts cachés.
Quelle aurait été la décision du CA de Tunisair, si le CV de candidat était arrivé par les canaux normaux de mise en candidature et de sélection au mérite? Quel sera le scénario si le CA n’approuve pas la nomination du gestionnaire désigné par un ministre néophyte en gouvernance ?
Les règles de la bonne gouvernance exigent qu’une société cotée en bourse dispose d’un processus clair et transparent de planification de la relève et exige le plein engagement de son CA. La planification de la relève est une activité continue et requiert la préparation des transitions planifiées et non planifiées.
Dans le secteur de l’industrie du transport aérien, l’élément le plus critique est celui consistant à développer de manière continue les talents de la bonne gouvernance et d’une gestion saine et axée sur la performance.
Dans les sociétés cotées en bourse, il est courant de voir circuler des shorts listes de candidats potentiels pour les plus hauts postes de gestion. Cela permet la continuité et la gestion de crise, en cas de vacance du pouvoir au somment de la pyramide décisionnelle de l’entreprise.
Lorsqu’un événement de succession survenait, le CA peut choisir de convoquer une commission ad hoc spécialement chargée de traiter le processus de recrutement. Ce comité est généralement présidé par l’administrateur le plus expérimenté. Les professionnels de la gouvernance recommandent que les administrateurs soient sélectionnés comité en fonction de leurs qualifications et de leur engagement plutôt que leur disponibilité. Les administrateurs qualifiés sont ceux qui ont une expérience dans le recrutement des PDG ou ont la qualité. Comme le nouveau PDG finira par être choisi par un vote du CA, les réunions du comité ad hoc devraient être ouvertes à tous les administrateurs intéressés.
Deux maladresses ont été commises par la gouvernance de ce dossier. La première est liée à l’empiètement ministériel sur les prérogatives du CA et l’indifférence face à son rôle de gouvernance.
La deuxième maladresse est liée à la confusion des genres. Une confusion totale entre la logique des entreprises produisant des biens et services marchands et celle en vigueur dans les secteurs gouvernementaux fondés sur la production de services publics non marchands et gérés par des fonctionnaires ayant la permanence de l’emploi.
Cela n’exclut pas qu’un PDG d‘une entreprise comme Tunisair peut être limogé pour insuffisance de résultats ou pour autres fautes graves. Mais un tel limogeage doit se faire dans les règles de l’art. Soit au terme d’une évaluation préalable, d’une transparence totale sur les procédures et une conformité sans faille avec les textes juridiques en vigueur et surtout avec les standards de bonne gouvernance appliqués par les compagnies aériennes.
* Professor of Accounting & Governance – Canada.
1- David F. Larcker and Burson-Marsteller, proprietary study (2001).
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