La descente aux enfers de l’économie tunisienne a débuté en 2012. Le confinement lié à la Covid-19, en cette année 2020, a aggravé la débâcle économique et rallumé le brasier des tensions sociopolitiques. Coupables, les élites politiques au sommet de l’État jouent avec le feu et se discréditent de jour en jour. Les uns pour conflit d’intérêts, soupçons de corruption ou malversations, d’autres pour sabordage volontaire du tissu industriel du pays, et bien d’autres pour le chaos et l’anarchie engendrés sous la coupole du parlement. Le pays doit avoir le courage institutionnel pour rompre avec ce cercle vicieux et renverser la vapeur.
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Les statistiques économiques confirment la grave déroute du pays. Depuis 2012, le pouvoir d’achat des citoyens a été amputé du presque le tiers. Alors que les élites dominantes tergiversent et bricolent leur propre «modèle» de démocratie, la pauvreté sévit et avance dangereusement, n’épargnant aucune couche sociale. Les industries ferment et les gains de productivité convergent vers zéro.
Une démocratie qui appauvrit sa population au lieu de l’enrichir
Selon les données officielles, le PIB par habitant est passé de 4200 $ US par an, en 2012 à seulement 3300 $US en 2019. Dix ans de perdus pour les citoyens et honnêtes gens de ce pays, beau et généreux.
Avec les impacts du confinement de la Covid-19 et la récession liée (estimée entre – 8 et -10% du PIB), la glissade de la richesse créée par habitant et par an ne peut que s’amplifier, pour descendre sous la barre de 3000 $US, soit moins de 8 $US par jour et par habitant, pour l’année 2020 (contre 12 $US en 2011). Une moyenne arithmétique de 8 $US, avec un écart type élevé et des disparités grandissantes. Presque 4 millions vivent sous la pauvreté, soit plus qu’une personne sur trois.
Comparativement aux pays arabes comparables, les Tunisiens s’appauvrissent de jour en jour depuis l’avènement de la Révolution du Jasmin.
Une dizaine de gouvernements ont gouverné la transition démocratique du pays depuis 2012. Tous obnubilés par les enjeux politiques; et au lieu de réformer et de gouverner sur la base d’objectifs à atteindre, ils ont dépensé sans compter, ils ont endetté le pays comme jamais. Certains ministres et députés se sont rempli les poches et se sont enrichis de manière odieuse, voire crapuleuse.
L’endettement de l’État (sans compter les entreprises publiques) a plus que doublé entre 2010 et 2020 : il est passé de 40% du PIB à plus de 85% aujourd’hui.
L’économie tunisienne malmenée par toutes les parties
Les 330 ministres ayant gouverné le pays depuis 2012 ont géré l’économie sans vision et souvent sans conviction. Sans compétences en économie et sans agilité en gouvernance, ils ont été souvent recrutés dans le cadre de réseaux implantés en France (Françafrique, franc-maçonnerie, la multinationale Total, lobbys des grandes écoles, etc.), en Angleterre (arrière-base d’un islamisme politique noyauté) ou des groupes de pression de la mouvance islamiste venant du Qatar, de la Turquie, etc.
Dans leur quasi-totalité, les ministres ayant gouverné le pays ont été surtout recrutés selon des critères de docilité et de proximité des lobbys agissant pour influencer les politiques publiques en Tunisie. Des ministres néophytes, parachutés d’ailleurs pour gouverner un pays, dont la population naïve espérait améliorer son niveau de vie et accéder aux standards de vie des pays démocratiques en Europe.
Un grand nombre de ces 330 ministres ont pris le pouvoir juste pour s’amuser, pour renflouer leur CV, mousser leurs actifs patrimoniaux et mieux percer les secrets de l’État tunisien. Des ministres qui ont tout fait pour optimiser leur bénéfice privé, au détriment du bien-être collectif. Ils rendaient compte à leur parti, et c’est pourquoi ils ont travaillé pour défendre les intérêts partisans de leurs clans.
Des ministres qui circulent comme des bagages sur le carrousel du système politique. Leurs résultats et impacts sur la prospérité économique de leurs concitoyens sont là pour confirmer leur vraie «valeur ajoutée» à leur pays et terre de leurs aïeux.
Ce type de carrousel politique doit être arrêté pour laisser la place à des compétences dotées de convictions et de valeurs axées sur le bien-être du citoyen, dans toutes les régions et tous les secteurs économiques. Des ministres capables de porter des projets, assumer des réformes et pas des ministres mercenaires, girouettes et à la solde des lobbys politiques.
Sur un autre front, l’économie tunisienne mérite mieux que ces députés qui se bagarrent à longueur de journée et qui se traitent de tous les noms en direct à la télévision, comme des gamins turbulents, hyperactifs et qui n’ont pas pris leur dose de calmant pour rester assis, discuter poliment et travailler fort comme n’importe qui dans les champs agricoles, les usines de textiles et sous le soleil brûlant d’El-Kamour, Remada ou Dechrat Ouled Chehida… dans le Sahara tunisien.
L’économie tunisienne mérite mieux qu’un pouvoir présidentiel édenté, verbeux et décalé par rapport aux impératifs de la création de la richesse collective.
Restaurer l’efficacité des institutions, rappeler à l’ordre les élites politiques
Le système parlementaire, issu de la Constitution de 2014 est biaisé : il a été conçu sur mesure, de façon précipitée pour arranger des intérêts partisans et de certains partis qui ne voulaient pas nécessairement du bien à la Tunisie, seule démocratie en terre d’islam.
Les résultats sont là pour démontrer les conséquences des méfaits de telle gouvernance sur la prospérité de l’économie, sur le pouvoir d’achat des citoyens et sur durabilité du développement d’un pays peu doté en ressources naturelles et dont la seule richesse réside dans son capital humain et sa capacité à se remettre en cause.
Des réformes institutionnelles structurelles doivent être initiées rapidement, pour éviter le pire, et désamorcer les tensions sociopolitiques qui vont avec.
Par où commencer ? Avec la démission du gouvernement présidé par Elyes Fakhfakh, et le départ de sa quarantaine de ministres, le pays doit se doter d’un gouvernement fort, compétent et sans liens avec les guerres idéologiques que se livrent islamistes et modernistes.
Le pays, ses intellectuels, ses médias et ses forces vives doivent prendre conscience que les Tunisiens ne vont pas accepter encore un énième gouvernement pour gérer un statu-quo qui ruine l’économie du pays et obscurcit les horizons pour les jeunes générations. Tous doivent se dresser contre la vampirisation de l’économie par des rapaces imposés par les lobbys politiques.
Le prochain gouvernement constitue la dernière chance pour remettre le pays au travail, pour discipliner la vie politique et éviter le pire.
Récemment, il a fallu l’intervention des forces de l’ordre et même de l’armée pour mettre fin aux blocages des pipelines et stations de pompage du pétrole et du gaz dans le sud tunisien. Le motif évoqué est noble : préservation du bon fonctionnement des infrastructures économiques.
De telles interventions musclées et dissuasives doivent s’étendre aux institutions politiques vitales, qui sont quasiment bloquées depuis des mois. Le parlement et les parlementaires doivent se conformer à la loi, faire leur devoir ou démissionner. Autrement, ils courent à leur perte.
Le pays ne se laissera pas faire, et la géopolitique internationale ne fermera pas les yeux sur ce qui survient si la crise économique s’amplifie davantage, si le chaos politique au parlement perdure et si les prémisses d’une guerre civile se multipliaient dans le sud tunisien ou dans les régions déshéritées… de la Tunisie profonde.
L’immunité parlementaire n’a plus de sens quand elle est mise entre les mains de politiciens véreux, de députés fanatisés par l’intégrisme religieux, ou de ministres larbins et irresponsables.
Le prochain gouvernement doit mettre le cap sur l’économie et la création de la richesse collective. Les secteurs économiques doivent être sanctuarisés et préservés des tensions politiques.
Les parties prenantes doivent bannir les blocages des routes, des usines… et toutes les entreprises publiques et privées. Des réformes qui attendent depuis des années doivent être initiées par des hommes et des femmes d’État, ayant le courage de les défendre et d’assumer le leadership requis pour les implanter.
La justice, les forces de l’ordre et même l’armée devraient être mobilisées à cette fin.
En même temps, si le chaos politique se prolongeait au sein du parlement et si les partis ne peuvent pas s’entendre pour apaiser les tensions et bien gouverner sur la base d’objectifs économiques à atteindre dans le court et le moyen terme, le parlement doit être dissous au profit de nouvelles élections, quitte à changer drastiquement les règles du jeu.
Le président de la république doit se retrousser les manches et se résoudre à parler moins, agir plus notamment pour prendre les décisions requises, le cas échéant. Il doit avoir le courage d’agir avant qu’il ne soit trop tard.
* Universitaire au Canada.
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