Il avait presque disparu des radars depuis plusieurs semaines : il n’a pas eu d’activité notable ni n’a été reçu par le président de la république Kaïs Saïed : Noureddine Erray, ministre des Affaires étrangères, est sur le départ.
Par Imed Bahri
Si elle n’est pas confirmée officiellement, la présidence de la république étant peu bavarde sur les sujets à propos desquels elle ne souhaite pas s’expliquer, l’information n’a pas non plus été démentie, ni par l’intéressé lui-même ni par les chargés de la communication du Palais de Carthage.
Selon des indiscrétions, le courant ne passait plus depuis plusieurs semaines entre la cheffe de cabinet de Kaïs Saïed et le chef de diplomatie, ce dernier n’appréciant pas les interférences fréquentes de Nadia Akacha, cheffe de cabinet du président de la république, sans doute à l’instigation de ce dernier, dans la gestion des affaires étrangères, qui sont de son ressort. Interférences qui prennent l’allure d’ingérences voire de directives.
Les relations entre les deux hommes avaient pourtant commencé sous les meilleurs auspices
Pourtant, M. Erray avait tous les atouts en main pour réussir et pour durer. Il appartient à la nouvelle génération des diplomates que le président Kaïs Saïed cherche à mettre de l’avant pour ne pas avoir affaire à la vieille garde, dont l’un des derniers représentants, Khemaies Jhinaoui, prédécesseur de M. Erray, avait été démis de ses fonctions de manière presque humiliante.
C’est le président lui-même qui a «déniché» le diplomate âgé de 50 ans. Il l’a rencontré lors de son voyage à Mascate, où ce dernier était en poste comme ambassadeur de Tunisie à Oman. C’était le premier voyage du nouveau chef de l’Etat à l’étranger après son élection à la présidence, pour assister aux obsèques du sultan Qabous. Coup de foudre ? Le courant a en tout cas bien passé entre les deux hommes et c’est, contre toute attente, que M. Erray est annoncé comme ministre des Affaires étrangères, dans le gouvernement Elyès Fakhfakh, le 27 février 2020. Il a la lourde tâche de succéder à un vieux routier de la diplomatie tunisienne, Khemaies Jhinaoui, et, pourquoi pas aussi, de le faire oublier, en ouvrant une nouvelle page. C’est ce que, en tout cas, M. Saïed espérait, tant sa volonté est grande de rompre avec l’ancien système où le pays est emprisonné.
Né à Tunis en 1970, mais originaire de Tataouine, zone frontalière avec la Libye dans le sud du pays, Noureddine Erray, à la fois juriste et énarque, intègre le ministère des Affaires étrangères en 1996. En 2003, il est nommé conseiller de l’ambassade de Tunisie en Serbie. En 2010, il est affecté à Rabat, avant d’être nommé ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de Tunisie auprès du Koweït en 2013. De 2018 à 2020, il occupe le poste d’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, chargé de mission, à Oman. Autant dire qu’il n’a pas fait de grandes capitales comme Paris, Washington, Londres, Rome, Berlin ou Le Caire, avant de se voir propulser à la tête de la diplomatie du pays : une chance rare pour les diplomates tunisiens, mais qu’il n’a pas su saisir.
Il faut dire que l’homme, tout diplomate qu’il est, n’a pas la langue dans la poche et, par certains aspects, il ne manque pas de caractère. Il y a quelques semaines, lors d’une audience, le 11 juin 2020, devant la commission des droits, des libertés et des relations extérieures à l’Assemblée des représentants du peuple, le ministre a «invité les députés à se mettre à l’écart des surenchères populistes et à ne pas s’ingérer dans les affaires des autres institutions», faisant allusion aux débats parlementaires sur les relations de la Tunisie avec la Libye et la Turquie. Parlant de la communauté tunisienne établie à l’étranger, Noureddine Erray a dénoncé l’absence de stratégies nationales relative à cette communauté. «Dans tous les domaines, l’Etat fonctionne sans plans et sans stratégies claires», a-t-il même lancé, ne sachant pas que la séance était diffusée en vidéo live sur la page Facebook de l’Assemblée.
Pareilles déclarations, tranchant avec la langue de bois habituelle, n’a pas manqué, on l’imagine, de faire des gorges chaudes dans les cercles politiques. Mais si elle a été appréciée par beaucoup de ses compatriotes, la franchise du ministre en a aussi choqués beaucoup d’autres, notamment lorsque M. Erray a lancé, sur un ton perçu comme condescendant : «Je suis le ministre des Affaires étrangères, je ne suis pas le ministre des Tunisiens de l’étranger».
Les malentendus dégénèrent en lassitude réciproque
À la présidence de la république, où l’on considère les Affaires étrangères comme un domaine réservé, on a moyennement apprécié et les interférences fréquentes de la cheffe du cabinet du président de la république dans le travail du ministre ont ajouté l’irritation à l’incompréhension et les malentendus ont dégénéré en lassitude réciproque.
L’absence fort remarquée de M. Erray lots des rares rencontres du chef de l’Etat avec des représentants de pays étrangers a vite été interprétée comme l’annonce d’un limogeage imminent.
En fait, la mission de M. Erray est pratiquement terminée. Il reste à l’officialiser. Le président Saïed a demandé à Elyes Fakhfakh d’annoncer la fin de la mission du ministre des Affaires étrangères. Etant lui-même démissionnaire et son gouvernement sur le départ, ce dernier a préféré tempérer. «De toute façon, c’est tout le gouvernement qui va être bientôt changé», a fait comprendre ce dernier à ses interlocuteurs au Palais de Carthage. Mais c’était sans compter avec l’intransigeance de M. Saïed, droit comme un i, qui semble pressé de voir partir le chef de la diplomatie et remplacé par un intérimaire, d’autant que la constitution d’un nouveau gouvernement pourrait prendre encore quatre semaines. Ce sera sans doute trop long pour lui, mais on imagine que ce sera trop long aussi pour le ministre, qui n’a pas eu le temps d’imprimer sa marque à la diplomatie de son pays.
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