L’auteur avertit que son texte ci-dessous est littéraire et non pas journalistique, ni politique. Donc, ni l’État ni ses institutions n’y sont visés. Mais ces «voleurs des âmes» qui, en quelques décennies, ont détruit ce que la Tunisie, avait de plus authentique, de plus beau et de plus universel.
Par Helal Jelali *
Dans mon pays, la Tunisie, rares sont les personnes qui rient et sourient encore? Certes, on ne cesse de piller nos richesses… Certes, les escrocs font légion à tous les étages, mais vous, les voleurs et les casseurs de ce pays, vous avez aussi démoli nos âmes, nos émotions, notre bon goût, notre joie de vivre… Nos petits plaisirs quotidiens…
Très jeune, j’aimais traverser mon pays en bus et admirer les paysages du Cap Bon, la steppe de Sidi Bouzid et les dunes de Douz. Aujourd’hui, je ne vois que des sacs de plastique et des poubelles éventrées par le vent…
La moitié du peuple tunisien boit du vin et de la bière; naguère entre l’avenue Habib Bourguiba et la Place Pasteur, au centre-ville de Tunis, il y avait dix sept brasseries, avec une kémia composée de poulpes, de petits rougets et des omelettes qui vous ravivaient le palais… Mais l’important, dans l’avenue de Paris, c’était la courtoisie, des jeunes filles passaient en mini-jupes devant ces brasseries, elles n’étaient jamais dérangées…
Vous avez volé les mélodies d’Oum Kalthoum et le charme d’Abdelhalim Hafedh, que nous écoutions chez le coiffeur et dans les taxis.
Chers escrocs, vous avez choisi l’autochtonie, restons entre nous, les complots viennent de l’extérieur…?
En 1972, j’ai traversé à plusieurs reprises l’avenue de Carthage avec mon père devant l’ancien hôtel Tunisia Palace, qui m’avait dit «Regardes, c’est Patricia Highsmith», écrivaine américaine, je l’ai appris plus tard, elle avait écrit un roman psycho-policier qui se passait en Tunisie ‘‘L’Empreinte du Faux’’… Une autre fois c’était Samuel Beckett, mon père m’avait dit qu’il était l’ami personnel du «Combattant Suprême»… J’étais un petit amateur de cinéma et de théâtre… Les JCC étaient inaugurées au cinéma le Palmarium par Yves Montand et Anouk Aimé avec leur film ‘‘Un Soir, un train’’… Le théâtre de plein air de Hammamet présentait ‘‘La Tempête’’ de Shakespeare «montée» par Patrice Chéreau…
Les escrocs d’aujourd’hui ne sont obsédés que par le triptyque «belle maison-belle voiture- belle épouse». Vous avez massacré nos rêves; nous avons perdu même l’élégance du désespoir… Nous achetons des fausses larmes à la pharmacie, parce que nous ne pouvons plus pleurer ce pays…Vous nous avez interdit même le deuil? Qu’il était bon le sandwich tunisien avec du thon de Sidi Daoud et sa salade à l’huile d’olive… Trois ans, je ne suis pas baigné dans cette belle Méditerranée; il me reste le droit de refuser de me baigner dans les égouts… Où sont partis nos petits restaurants avec une cuisine familiale dont raffolaient le cinéaste Jean-Luc Godard et Mia Farrow? Que sont devenus les rosiers de la villa de l’actrice américaine Ursula Andress à Skanès? Même notre James Bond, Sean Conney, aimait nos petits cabarets et ses danseuses orientales…
Des escrocs sont arrivés en costumes de puritains pour nous faire la morale et les pires ne sont pas forcément ce que vous croyez… Pour votre information, ce ne sont pas les salafistes qui avaient attaqué les bars, mais certains négociants de bière pour majorer son prix à la vente directe…
Où sont parties les kermesses scolaires avec des gamins endimanchés et des jeunes élèves en jupes plissées bleu marine? Il fut un temps où la majorité des très hauts fonctionnaires, quand ils quittaient la «maison de fonction», n’étaient pas propriétaires d’une autre maison pour leurs vieux jours. C’étaient leurs enfants qui les aidaient à en construire une…
Djerba était plus douce avec l’humilité de l’ancien chancelier allemand Willy Brandt et le regard malicieux du grand acteur américain Antony Perkins, fils spirituel de Hitchcock… Nous voulons crier… mais nos cordes vocales sont inertes. C’est vrai, nous avons des grands technocrates diplômés des meilleures universités européennes et américaines, mais ont-ils l’élégance diplomatique d’un Mongi Slim, un négociateur extraordinaire, le touche littéraire de Mahmoud Messadi, la vision de Hédi Chaker, la sérénité de Bahi Ladgham, la lucidité de Mansour Moalla…
Aujourd’hui, à nous les «entristes», «les retournés», «les revenants», et surtout les «puritains». Ces derniers sont plus nombreux chez les soi-disant progressistes… Gogol avait écrit ‘‘Les âmes mortes’’… Il nous reste à chercher un écrivain pour raconter l’histoire tunisienne des «voleurs des âmes» !
Le dernier reportage de RFI sur la Tunisie porte sur 3 immolations par le feu pendant le confinement, les pauvres victimes avaient peut-être refusé de vivre avec les «voleurs d’âmes»… Les quelques nobles citoyens connaisseurs de «la chose publique» attendent «Godot», la résurrection, ou choisissent le confinement intellectuel… le refuge, loin du monde parce que leur dignité n’est pas à vendre… Ils tentent de sauver leur âme face aux nouveaux janissaires… Après tout, quand une société considère que la situation est bloquée et que l’avenir est incertain, elle est tentée par un retour à ses archaïsmes…
* Ancien journaliste à la retraite.
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