La dernière baisse du taux d’intérêt directeur (TID) par la Banque centrale de Tunisie (BCT) est économiquement inefficace. Une négligeable baisse de 50 points de base, pour amener le TID à 6,25%, au lieu de 6,75% en septembre et 7,75% en mars. Pas plus qu’une opération de Com., voulant absorber la grogne liée au fiasco des politiques monétaristes orthodoxes adoptées en Tunisie post-2011. Une politique qui fait saigner l’économie aux quatre veines. La BCT trahit sa vocation historique en martelant que «la priorité, c’est la guerre contre l’inflation, tout le reste est secondaire!»! Trop peu et trop tard pour certains! Tout faux pour d’autres! Explication…
Par Moktar Lamari, Ph. D.
La BCT affiche une rhétorique monétariste à fond la caisse. Elle ne veut rien savoir des évaluations démontrant explicitement la dangerosité de l’actuelle politique monétaire. Tellement elle est déviatrice pour la croissance de l’économie et pour la création de l’emploi.
Qui aurait cru que 10 ans après la révolution du Jasmin, le TID tunisien soit 5 fois plus pénalisant que le TID au Maroc!
Le gouverneur de la BCT plaide l’inflation pro domo sua …
En Tunisie, consommateurs et investisseurs restent sur leur faim : les taux d’intérêt bancaires restent à deux chiffres (entre 10 et 14%), avec un chômage explosif (19%), et des tensions sociales qui n’augurent rien de bon! Les agences de notation dégradent, jour après jour, la cote de crédit de la Tunisie post-2011, et ce pour raisons de risques politiques grandissants.
Ironie de l’histoire, la BCT a été créée par Bourguiba en 1958, pour décrocher la Tunisie de la Zone Franc et pour défendre des principes de croissance endogène et des valeurs de souveraineté nationale en matière de politique monétaire et économique. Les pays qui sont restés dans la Zone Franc disposent aujourd’hui des TID trois fois moins élevés qu’en Tunisie démocratique.
Aujourd’hui, cette même BCT tourne sa veste pour se mettre à la solde du FMI, et autres bailleurs de fonds, ayant pris la Tunisie démocratique comme un simple laboratoire, où les prêts sont distillés au compte-gouttes, sous forme de placebos expérimentaux dans le contexte de pays arabo-musulmans exposés au Printemps arabe.
Le gouverneur de la BCT s’obstine à ne regarder que l’arbre (inflation); un arbre qui cache la forêt des risques gravissimes qui menacent la paix sociale et la transition démocratique en Tunisie, pays berceau et seul rescapé du Printemps arabe. De quoi défier le bon entendement de l’efficacité économique.
Par ailleurs, la BCT sait que le TID en Tunisie est surestimé d’au moins 1,5% (marge d’erreur reconnue)! L’institution sait aussi que le taux d’inflation est manipulé volontairement par les acteurs politiques, notamment pour booster les augmentations salariales de la fonction publique (800.000 fonctionnaires). Un taux d’inflation exagérément surestimé, mais un taux qui permet de rémunérer comme il se doit les banques et leurs puissants lobbies!
La trentaine de banques commerciales en Tunisie engrangent des rentes et bénéfices colossaux (à deux chiffres), alors que l’économie et les entreprises du pays sont étouffées par le manque de financement et de soutien financier.
Pour les «faucons» du monétarisme de la BCT, l’inflation reste un phénomène purement monétaire qui se règle uniquement par le TID et par l’assèchement des liquidités monétaires dans le marché.
Ceux-ci sont «endoctrinés» par le monétarisme de Milton Friedman, un économiste connu de par le monde! Un économiste ayant marqué son temps (1960-1970), il a été notamment le conseiller du président Nixon et du dictateur chilien Pinochet, militaire ayant ruiné la transition démocratique de son pays et ceux des démocraties de l’Amérique latine, pour excès d’acharnement monétariste. Friedman a justifié le coup de l’État contre le président Salvador Allende pour justement lutter contre l’inflation, cet ennemi éternel!
Tous en Tunisie voient les empreintes de la «main invisible» du FMI, de la Banque mondiale… dans les décisions de la BCT, 10 ans après la révolte du Jasmin.
Pourquoi c’est trop peu?
La baisse de 50 points de base pour le TID en Tunisie est inefficace économiquement parlant! Les taux d’intérêt bancaire facturés aux entreprises et consommateurs varient de 10 à 14%.
Pas plus qu’un petit coup de pied dans l’eau de la marée haute de la récession économique, et plusieurs secteurs industriels qui coulent à pic!
Trop peu aussi, parce que les économies des pays compétiteurs bénéficient d’un TID très favorable à l’investissement : 1,5% au Maroo, 3% au Sénégal, 2% en Jordanie, etc. Dans ces pays comparables, les industriels, les consommateurs ne paient pas plus que 4 à 5% de taux d’intérêt. Dans ces pays, les opérateurs économiques ont accès au financement bancaire, deux à trois fois moins cher que leurs homologues en Tunisie.
Deux exemples pour démontrer l’inefficacité de la dernière baisse du TID.
Exemple 1 : un agriculteur tunisien achète un tracteur agricole en contractant un prêt de 80.000 dinars tunisiens (DT). Avec un taux d’intérêt bancaire de 12%, cet agriculteur paiera le double, soit 160.000 dinars au bout de 6 ans : 80.000 DT pour le fabricant et 80.000 DT pour les intérêts bancaires. Son homologue marocain paiera 4% d’intérêt : et donc pas plus que 21.225 DT aux banquiers, soit donc 4 fois moins.
Exemple 2 : une famille construit une maison, pour élever correctement ses enfants (capital humain), et qui contracte un prêt de 100.000 dinars à 12%, doit payer 200.000 DT au bout de 6 ans, encore une fois la banque prend l’équivalent du prêt, juste en intérêts bancaires. Pour le même montant emprunté, la famille marocaine paiera en 6 ans l’équivalent de 26.531 DT, soit le quart de son homologue tunisien.
Avec la baisse annoncée par la BCT (-50 points), l’agriculteur et le chef de ménage tunisiens ne verront pas vraiment la différence dans leurs remboursements aux banques.
Pourquoi c’est trop tard ?
Il a fallu un texte analytique paru dans de nombreux médias, et traitant du «fiasco de la politique monétaire» pour que la BCT commence à réaliser les dégâts qu’elle a causés à l’économie tunisienne, depuis qu’elle est devenue indépendante du gouvernement tunisien et de plus en plus sous tutelle des diktats du FMI et de la Banque mondiale.
La politique monétaire menée par la BCT est devenue dangereuse depuis 2016 (avec la Loi sur la BCT).
Et pour preuve, les engagements signés par l’actuel gouverneur de la BCT, le 18 juillet 2019 (rapport accessible-IMF country Report No. 19/223, 2019), dans une lettre signée et adressée au FMI. La BCT valorise son monétarisme extrémiste et explicitement (p.64) «En l’espace de 12 mois, le taux directeur a été augmenté trois fois pour un total de 275 points de base, le portant à 7,75% en février 2019… La BCT n’hésitera pas à relever son taux directeur pour contenir les pressions inflationnistes…». La lettre ajoute que la BCT s’engage à réduire la masse monétaire mise à la disposition des banques… et donc des investisseurs.
Au sein de la BCT, la culture managériale est encore peu rompue à la consultation des opérateurs économiques (parties prenantes) concernés. La BCT gère à vue, sans évaluation de ses politiques monétaires. Elle ne veut rien savoir de ses échecs pour faire mieux à l’avenir.
Désacraliser l’inflation
Durant les dernières années et pour les politiques monétaires des pays démocratiques, la lutte contre le chômage, par des mesures contre-cycliques et expansionnistes, a pris le dessus sur la lutte contre l’inflation. Et ce, un peu partout dans les pays démocratiques. Les gouvernements comme les gouverneurs des Banques centrales se sont engagés dans cette nouvelle perspective. Tout faux : la BCT est une institution qui manque de proactivité et de l’anticipation rationnelle et réaliste.
Tous les anciens directeurs et penseurs du FMI, et les économistes des Banques centrales de par le monde ont, les dernières années, décrié l’inefficacité des politiques monétaires obnubilées par un taux d’inflation à minimiser en dessous de 2%. Tous appellent à désacraliser l’inflation.
Ensemble, ils ont signé l’acte de décès de la Courbe de Philips (du nom d’un économiste australien), une courbe géométrique qui a identifié durant les années 1960 une relation inversement proportionnelle entre les politiques expansives créatrices d’emplois et le taux d’inflation.
Cette courbe adulée tant par les économistes s’est désormais «aplatie», son coefficient de régression (corrélation pondérée) approche du zéro. Et cela n’est pas anodin : une telle évolution met hors-jeu les institutions et politiques monétaires fanatisées par la lutte contre l’inflation, comme seul objectif et unique raison d’être.
On retient l’avis de trois économistes ayant marqué l’histoire du FMI et qui se sont désolidarisé de l’acharnement monétariste axées sur la lutte à l’inflation.
Sortir la politique monétaire de l’ornière
À la merci… ou encore à la «solde» du FMI, la BCT met toutes ses billes dans la lutte contre l’inflation, par un TID exagérément élevé. Rien pour le reste : investissement, emploi, développement régional, etc.
Pire encore : le lien économétrique entre inflation et TID en Tunisie n’est pas démontré! Ce lien est plutôt contredit par des évaluations des politiques monétaires de par le monde.
Durant les derniers mois, les milliers de milliards de dollars injectés par les Banques centrales dans les pays occidentaux, pour contrer les méfaits de la Covid-19, n’ont pas généré de l’inflation! Et c’est la preuve : l’inflation reste muette face à ces milliards de dollars et euros imprimés par les Banques centrales et injectés par «hélicoptère» dans l’économie, et sans aucune contrepartie de production additionnelle!
Le gouverneur de la BCT fait tabula rasa de ces évidences empiriques. L’inflation en Tunisie serait principalement générée par les dynamiques informelles, par des «banques clandestines», par ses «barons» et par ses «institutions» qui imposent leurs règles monétaires et financières propres, jusqu’au sommet de l’État. Le marché informel sévit et continue de faire sa loi avec toujours plus de réseaux de blanchiment d’argent et toujours plus de financement d’origine douteuse!
La BCT a tout faux dans son diagnostic des déterminants de l’inflation. Le FMI et la BCT manquent d’arguments : ils n’ont pas osé évaluer la relation empirique liant l’inflation et le TID en Tunisie. Une telle évaluation aurait pu élucider les hiatus quant au signe et niveau de signification statistique de la relation entre TID fixé unilatéralement par la BCT et l’inflation en Tunisie post-2011.
Pour la Tunisie, la BCT et le FMI donnent l’impression qu’ils pilotent à vue (et de Washington), avec toujours plus de convictions théoriques plus faciles à scander qu’à vérifier sur le terrain de l’économie réelle, et au jour le jour en Tunisie!
Deux citations exprimées par de grands responsables du FMI portent à croire que l’inflation peut en contexte de crise, devenir une solution… et pas un problème!
Dominique Strauss-Kahn, ex-directeur général du FMI, ne tarit pas d’éloges au sujet des mérites de l’inflation en temps de crise. Il s’est exprimé en avril dernier, dans la revue «Politique internationale», au sujet de la relance de l’économie pendant le confinement lié au Covid-19 : «Bien entendu, une partie du soutien (public pour contrer les méfaits des confinements) finira en hausse des prix. Quand l’offre est contrainte par le confinement, la capacité de production est obligatoirement limitée. Mais cette pression à la hausse des prix, outre qu’elle ne sera pas malvenue par ailleurs, constituera un soutien à l’appareil productif aussi efficace que les mesures financières qui lui seront proposées.»
Olivier Blanchard, un macro-économiste mondialement connu, étant l’économiste en Chef au sein du FMI recommande aux banques centrales du monde entier de se de défaire du fanatisme monétariste voulant fixer le taux d’inflation à seulement 2%. Il a écrit à ce sujet, suite à la crise économique de 2008-2009 : «The only way (to fight crisis) is higher inflation… If I were to choose inflation target, I’d strongly argue for 4%, not for 2%».
La BCT doit évoluer… doit évaluer ses politiques monétaires au regard de leurs impacts sur les activités économiques et les perspectives stratégiques liées à la transition démocratique. Elle doit réviser à la baisse son taux directeur (200 points de base), procurer plus de liquidités à une économie exsangue par des taux d’intérêt usuraire et injuste, historiquement parlant.
* Universitaire au Canada.
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