Cem Gürdeniz, ancien chef de la marine turque, considère que l’hégémonie militaire euro-atlantique est en train de toucher à sa fin, et au cas de déclenchement de conflit en Méditerranée orientale, Ankara se retirera de l’Otan.
Entretien réalisé à Ankara par Andrès Mourenza pour El Pais, traduit de l’espagnol par Abdellatif Ben Salem
Il y a dix ans le vice amiral à la retraite Cem Gϋrdeniz (Istambul, 1952) croupissait au fond d’une prison purgeant une peine sous l’accusation de conspiration contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Réhabilité aujourd’hui, il ne se passe pas un jour sans qu’on entende sa voix dans les médias turcs. Il répond à quatre interviews en moyenne quotidiennement, en sa qualité de père de la doctrine militaire baptisée Mavi Vatan (Patrie bleue marine), qui traite de la question de la redéfinition de la politique étrangère turque.
Gϋrdeniz a occupé le poste du directeur du département de planification et de stratégie au sein de la Marine; il appartient à une génération de militaires nationalistes laïcs de tendance eurasianiste qui préconise des relations plus autonomes voire indépendantes vis-à-vis des structures de l’Otan, tout en renforçant les relations avec la Chine et la Russie. L’ancien vice-amiral est convaincu que le système nord-atlantique travaille contre les intérêts turcs, une idée de plus en plus répandue au sein des forces armées turques.
Comment vous définissez la doctrine de MaviVatan?
Cem Gϋurdeniz : Il s’agit d’une vision dont la finalité est de défendre, de préserver et de protéger les intérêts turcs en matière de partage des territoires maritimes. Il s’agit pour nous de définir les juridictions maritimes de la Turquie et de présenter des arguments solides devant les instances internationales d’arbitrage en la matière. Il s’agit également de donner un nouvel élan au développement de notre puissance maritime et notre industrie navale ainsi que de lancer une activité soutenue dans le domaine d’exploration de ressources énergétiques.
Notre objectif est d’impulser la construction des nouvelles bases navales tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières. Le XXIe siècle sera le siècle des mers et des océans, la Turquie, tout comme n’importe quel autre pays connaissant une phase de forte croissance, doit en ce sens consacrer tous ses efforts pour ne pas rester à la traîne. Notre pays est en train de se transformer en puissance maritime.
Historiquement la Turquie n’a jamais été une puissance navale!
C’est exact, exception faite des certaines périodes au cours du XVe et du XVIe siècles, l’Empire ottoman n’était pas doté d’une puissante marine de guerre et ce fut là, la raison de son effondrement, c’est pour cette raison qu’on n’a pas réussi à éviter l’invasion étrangère ni au cours de la Première guerre mondiale, ni pendant la guerre contre la Grèce en 1919.
Nous avons commis l’erreur d’adhérer en 1952 à l’Alliance Atlantique, en faisant passer l’intérêt national après ceux des pays membres. Avec la guerre de Chypre à partir de 1974, la Turquie avait pris conscience de la nécessité de renforcer les capacités de sa flotte de guerre. Quand la Guerre froide a pris fin, le nouvel ordre géopolitique a subséquemment modifié la donne et des nouvelles frontières s’ouvrirent devant nous.
Au cours de la dernière décennie, les articles de presse, les débats et les ouvrages autour de la question du développement de nos capacités navales, circonscrite auparavant aux cercles restreints des officiers de la Marine, a commencé a intéresser le grand public, jusqu’au jour où le gouvernement lui-même l’a fait sienne en la plaçant en tête de ses priorités politiques.
Vous-même, ainsi que d’autres officiers et d’anciens cadres militaires, préconisez une distanciation par rapport à l’Otan et un rapprochement avec la Chine et la Russie!
Lord Palmerston disait au XIXe siècle que la Grande Bretagne n’a ni alliés éternels, ni ennemis éternels, mais des intérêts éternels! Cette formule constitue le fondement de toute politique réaliste, elle s’applique parfaitement au cas de la Turquie. Quand l’Alliance nord-atlantique exerce sur nous des pressions pour nous contraindre a renoncer à la défense de nos intérêts à Chypre, quand elle apporte un soutien en armes aux terroristes du PKK qui veulent nous imposer la création d’un Etat kurde, ou nous imposer de nouvelles limites maritimes pour nous barrer la route, alors la Turquie est fondée a nouer des nouvelles alliances.
Quand les alliés de l’Otan poursuivent leurs manœuvres militaires à nos frontières dans le cadre de leur politique de contention, à laquelle sont soumises la Chine et la Russie également, ils doivent savoir qu’en agissant ainsi ils ne font que s’aliéner la Turquie. L’alliance atlantique est consciente que son système hégémonique touche à sa fin. Dans dix ans le rapport de force penchera du côté du continent asiatique.
la politique expansionniste de la Turquie devient un véritable sujet de préoccupation pour l’Europe !
On ne peut pas considérer cette politique comme étant expansionniste puisque nous n’intervenons à l’extérieur de nos frontières que si nous sommes sollicités; je cite pour exemple la Libye, le Qatar ou la somalie…Toutefois l’Union européenne (UE) veut nous imposer une carte maritime dont la délimitation fait la part belle aux aspirations grecques, une carte dont le traçage vise à confiner la Turquie à l’intérieur de ses frontières pour lui interdire l’accès non seulement à la Méditerranée, mais aussi aux océans sachant que ces derniers constituent au XXIe siècle les principales routes de navigation commerciales.
La Turquie passe aujourd’hui par une phase de croissance soutenue, ses intérêts deviennent chaque jour plus globaux et notre devoir nous impose de les préserver; pour ce faire nous aurons besoin d’une zone d’influence plus grande à la mesure de la projection de nos intérêts à travers le monde, grâce aux voies de navigation maritime. A l’échelle internationale la Turquie se place en seconde position après la Chine par le nombre de ses partenaires commerciaux.
Nous exportons actuellement quatre corvettes vers le Pakistan, en plus de la construction de bâtiments annexes pour le compte de l’Inde… Les intérêts turcs se trouvent de plus en plus en Asie. La Mer Rouge, le Golfe Persique, l’Océan Indien deviennent des nouvelles zones d’intérêts pour la Turquie: l’Afrique également où notre présence dans ce continent est de plus en plus grande et c’est l’un des points qui nous oppose à la France
Nous nous acheminons alors vers un conflit avec la Grèce?
Je veux croire que les autorités feraient preuve de retenue et de prudence en ne prenant pas le risque de recourir à l’usage de la force, [Le retour du bâtiment naval Oruç Reis d’exploration sismique à son port d’attache] signifie que la diplomatie prenne le pas sur tout le reste et ce problème trouvera à coup sûr une solution par la voie de la négociation.
Toutefois, la Grèce doit se tenir en place et cesser de s’adosser sur les grandes puissances pour nous contraindre à accepter une carte maritime que quoiqu’il arrive, nous n’accepterions jamais. La Turquie fera tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher que ce pays reste seule maîtresse de la Mer Égée.
Je pense que c’est la France qui encourage le Grèce à nous disputer nos droits. La France tente de mettre à profit le retrait des États-Unis de la Méditerranée pour étendre son contrôle total sur la Mer Blanche. C’est une politique qui met en danger les intérêts des autres pays tels que l’Italie et l’Espagne, dont les positions, en raison même de l’attitude de la France, sont de plus en plus proches de ceux de la Turquie.
La Turquie traverse en ce moment une situation économique difficile, aurait-elle la capacité de soutenir plusieurs conflits à la fois?
La Turquie n’appuiera jamais la première sur la détente sauf si on la provoque, dans ce cas il est de son devoir de se défendre. Il faut savoir que notre armée n’a cessé depuis 1974 de se battre sur plusieurs fronts, développant ainsi ses capacités d’intervention et acquérant une grande expérience notamment en Syrie et en Libye.
Si le conflit en Méditerranée Orientale dure en se maintenant à son niveau actuel, la Turquie saura, grâce aux atouts dont elle dispose, comment gérer au mieux cette crise, par contre si la guerre éclate, tout le monde souffrira. Ceux qui connaissent bien l’histoire de la Turquie savent que nous sommes faits d’une autre trempe, par conséquent ni les sanctions internationales, ni les embargos ne peuvent venir à bout de notre détermination. En 1974 [après l’occupation de la partie nord de Chypre par les troupes turques], quand les États-Unis nous ont soumis à un embargo, nous n’avions même plus des pneus de rechange pour les roues des trains d’atterrissages des avions, devant les magasins, les gens attendaient pendant des longues heures dans les interminables files d’attente avant de se procurer quelques produits, malgré cela nous n’avions jamais renoncé à Chypre.
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