En janvier 2020, la Covid-19 a fait son intrusion dans presque tous les pays de par le monde. Partout, il a engendré des pertes humaines ainsi que des crises sociales et économiques. Certes, chaque pays a ses particularités, mais ne serait-il pas utile de jeter un éclairage sur la situation de la Tunisie au moment de la survenue de ce fléau ?
Par Mounir Chebil *
C’est l’évidence même que d’affirmer que le dangereux virus a rattrapé la Tunisie, alors que ses remparts étaient si dangereusement fragilisés, qu’il a pu les franchir allègrement. Aujourd’hui, il connaît une propagation alarmante et continue de tuer des Tunisiens à un rythme inquiétant. Sur le plan économique et social, la Covid-19 a plongé le pays dans une grave crise dont personne n’en connaît l’issue. Alors, toute la question est de savoir pourquoi la Tunisie se trouve-t-elle dépassée par cette tournure qu’a prise la propagation de ce virus, jugée dangereuse de l’aveu même des responsables politiques actuels et du corps médical ?
Les réponses données à cette question cruciale laissent penser que les déficiences dans la gestion du fléau consécutif à la pandémie en Tunisie sont dues à des défaillances conjoncturelles et à des anachronismes sectoriels. Or, si c’était le cas, les palliatifs auraient été mis en place avec plus au moins de rapidité pour mieux endiguer et contenir la crise sanitaire. Les choses ne se présentant pas sous cet angle, il y a lieu de croire que ces défaillances sont d’ordre structurel et ne datent pas d’aujourd’hui.
Le chaos érigé en modèle de gouvernance
La vulnérabilité de la Tunisie face à la Covid-19 remonte, en effet, au chambardement survenu le 14 janvier 2011, la «révolution» qui a plongé le pays dans un chaos, érigé en modèle de gouvernance. Il en a été voulu ainsi par les concepteurs de la théorie du chaos créateur qui a enfanté ce «printemps arabe» aux couleurs automnales. Le philosophe américain Leo Strauss, de la tendance des «néoconservateurs», soutient que «le vrai pouvoir ne s’exerce pas dans l’immobilisme, mais au contraire par la destruction de toute forme de résistance. C’est en plongeant les masses dans le chaos que les élites peuvent aspirer à la stabilité de leur position.»
Prenant le relais de cette prophétie, Condoleezza Rice disait à propos des changements à opérer dans les pays arabes que «les Etats-Unis préféraient le changement, même s’il débouchait sur un certain chaos, le chaos créatif dont sortiraient de meilleures conditions que celles prévalant actuellement». Le but de cette stratégie est de substituer aux États hérités de l’effondrement de l’Empire ottoman des entités plus petites à caractère monoethniques, en les dressant les unes contre les autres pour avoir un contrôle total sur leurs richesses. Ainsi, les Frères musulmans ont-ils été choisis pour exécuter cette satanique stratégie.
En effet, à partir de l’invasion de l’Irak en 2003, les Américains ont décidé de changer de stratégie et d’alliances. Après avoir opté pour le soutien des oppositions démocratiques en vue de changer les régimes arabes en place et contrer la montée de l’islamisme, ils ont choisi de lâcher ces régimes en conflit avec les Frères musulmans pour propulser ces derniers au pouvoir.
Dans son livre ‘‘Dieu, l’Amérique et le monde’’, Madeleine Albright, défendait cette position : qu’au nom de la démocratie et de la spécificité culturelle des peuples, si les musulmans sont majoritairement pour l’islamisme au pouvoir, il faut les laisser faire, à condition de les contenir dans leurs limites géographiques. C’est cette même vision qui était partagée par Bill Clinton. Avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama, le mariage entre l’administration américaine et les Frères musulmans est finalement scellé.
Le Qatar a été mandaté par l’administration américaine pour financer les changements souhaités, en Tunisie particulièrement. Sa chaîne TV Al-Jazeera a été chargée d’attiser les révoltes populaires avec la complicité des internautes tunisiens entraînés en Amérique pour la manipulation des masses, suivant les méthodes de Gène Elmer Charp, relatives à l’action non violentes. La nébuleuse islamiste dopée par l’argent qatarie, les opposants démocrates à la solde de certains milieux occidentaux obscurs, les élèves de l’Académie for change de Doha, des forces progressistes aveugles et infantiles croyant pouvoir maîtriser le processus «révolutionnaire» enclenché, des connivences au sein même du pouvoir et des milieux d’affaires que le népotisme de la famille du couple présidentiel dérange, ont été mobilisés pour susciter le renversement du régime de Ben Ali et le chaos qui allait s’en suivre.
Des années de gaspillage, d’abus, de racket et de corruption
Conformément aux stratégies américaines, et par l’entremise de cette machine implacable mise en mouvement pour provoquer un climat insurrectionnel dans le pays, le 14 janvier 2011, Ben Ali a été condamné à une ômra viagère. Et en cette année, il s’en est suivi une anarchie apocalyptique. De l’extrême gauche aux islamistes, tous étaient sur les mêmes barricades qui s’érigeaient à tous les coins de rues. Tous ont participé au sabotage des centres économiques et au saccage des édifices publics et au harcèlement du pouvoir de l’Etat pour instaurer un chaos généralisé, grâce auquel les élites islamistes ont pu accéder au pouvoir et «aspirer à la stabilité de leur position».
Dès octobre 2011, le parti des Frères musulmans (Ennahdha) s’est emparé du pouvoir et a gouverné le pays dans le cadre de la funeste Troïka. Des milliers de millions de dinars en dons et en prêts des pays étrangers ont été versés pour faire de la Tunisie un modèle démocratique à exporter aux pays destinés à l’élixir du «printemps arabe». Seulement tout cet argent s’est évaporé, ainsi que l’épargne nationale et tout ce qui a pu être raflé. Tribut de victoire islamiste oblige. C’étaient quatre années de gaspillage, d’abus, de racket, de corruption à toutes les échelles… qui ont mis le pays à genoux sans aucune perspective de redressement. Le tissu économique était ébranlé, et la production locale désarticulée par une économie parallèle tentaculaire et une boulimie des importations sans précédant, dans la pure logique du mercantilisme primaire du temps de la Mecque. Mandatés pour faire régner le chaos, les Frères musulmans ne sont pas allés de main morte.
On a cru que la victoire du parti Nidaa Tounes fondé par si Béji Caïd Essebsi, aux élections de 2014, au détriment du parti Ennahdha, allait être un tournant salutaire pour la Tunisie. Seulement, le gouvernement de Habib Essid (février 2015-août 2016), a été incapable d’éviter l’aggravation de la situation économique. Le parti Ennahdha, non content d’avoir été évincé du pouvoir, a entraîné le pays dans des agitations sociales permanentes et dans des actions terroristes des plus sanguinaires qui ont secoué tout le pays et frappé le secteur touristique de plein fouet. Ne renonçant pas à leur infantilisme, «démocrates» et «progressistes» se sont joints aux islamistes pour attiser le feu au fournil et plonger le pays dans plus d’anarchie. Pour des raisons de leadership, les dirigeants de Nidaa Tounes sont entrés dans des conflits internes, des scissions et des changements d’alliances, laissant Ennahdha manœuvrer à son aise, jusqu’à provoquer la destitution de Habib Essid. Le mandat de ce dernier était comparable au règne d’Ali Ibn Abi Taleb qui, jusqu’à son assassinat par les Kharijites, n’a eu que le temps pour affronter les insurrections. En août 2016, Youssef Chahed est nommé chef de gouvernement et il bénéficiera du soutien intéressé des islamistes, surtout après son différend avec le président Caïd Essebsi.
Youssef Chahed, en garçon de bonne famille, a su renvoyer l’ascenseur à celui qui est devenu son principal soutien, Rached Ghannouchi, en faisant d’Ennahdha la pierre angulaire de son gouvernement. Cette alliance de circonstance l’a amené à perpétuer le désastre économique.
Seulement, les élections d’octobre 2019, ont donné un président de la république hostile à Ennahdha, en la personne de Kaïs Saïed. Au parlement, les islamistes n’ont pu obtenir qu’une majorité très étriquée qui ne leur a pas permis de s’opposer à l’accès d’Elyes Fakhfakh à la primature. Ce dernier a commis le sacrilège d’avoir résisté à leur diktat lors de la constitution du gouvernement et affiché son hostilité à leur égard. Leur foudre n’a pas tardé à tomber sur lui et il a été poussé à la démission six mois après son investiture, pendant lesquels Ennahdha a su manœuvrer pour arriver à ses fins, tout en semant la zizanie et les guerres de positionnement, au sein du parlement, en vue d’éventuelles élections législatives anticipées qui, d’ailleurs, n’ont pas eu lieu, et ce, au moment même où le coronavirus a commencé à faire ses ravages.
Un secteur de la santé en état de déshérence
Tout cela pour dire que de 2011 à 2020, l’Etat n’a rien pu construire et le secteur de la santé a continué à se dégrader. On vit avec les hôpitaux en majorité construits du temps de Bourguiba. Aujourd’hui, dans ces hôpitaux, tout fait défaut, équipements, médicaments, personnels… De plus, les moyens de prévention manquent même pour le personnel médical ainsi que les tests de dépistage, les appareils de respiration artificielle et les lits de réanimation. Ainsi, les médecins auraient-ils bientôt (si ce n’est déjà le cas) à faire le choix tragique consistant à désigner qui doit mourir et qui doivent-ils essayer de sauver.
Pourtant, au premier trimestre 2020, la Tunisie a reçu beaucoup de prêts et de dons de pays étrangers. En plus, de 200 millions de dinars de dons provenant de particuliers ou de personnes morales tunisiens, collectés dans le cadre du fonds 18/18 pour la lutte contre l’épidémie. Seulement, cet argent avec lequel on aurait pu résoudre certains problèmes de la santé publique, s’est évaporé on ne sait comment. On dit qu’on s’en est servi pour combler le déficit budgétaire qui empirait d’année en année depuis 2011.
A la fin septembre 2020, Hichem Méchichi qui a succédé à Elyes Fakhfakh à la tête d’un gouvernement soi-disant indépendant des partis, n’a pas montré qu’il était un homme de poigne, ayant la volonté d’aller à la source de la crise, pour engager les réformes structurelles devant faire sortir le pays du chaos où il s’est embourbé. Son alliance avec les islamistes et leurs alliés, qui se soucient peu de la vie des Tunisiens, l’en empêche. Son ingéniosité a consisté à vouloir encore pomper dans les banques pour combler le déficit budgétaire. Ce serait alors, le coup de grâce porté à l’économie du pays, déjà à genoux.
A l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), le triste spectacle du combat de coqs a repris. Un remaniement ministériel à la mesure d’Ennahdha et de ses laquais, sinon des élections législatives anticipées, se mijotent, alors que la Covid-19 continue de tuer. Le président Saïed est inscrit aux abonnés absents. Il a fait du droit et non la virologie. Ainsi, ce virus a-t-il rattrapé une Tunisie en faillite, et déchirée par des guerres partisanes où Ennahdha souffle le chaud et le froid, inhibant toutes stratégies pour lutter contre ce fléau.
Dans ce contexte, la Covid-19 continuerait à faire ses ravages, et les Tunisiens seraient voués à leurs saints protecteurs. Quant à moi, j’ai allumé une bougie au mausolée de Sidi Amor Ben Salha, à M’Saken.
* Ancien cadre d’administration, analyste politique.
Donnez votre avis