En capitulant devant les insurgés du mouvement El-Kamour, à Tataouine, le chef du gouvernement Hichem Mechichi a confirmé l’état de déliquescence avancée de l’Etat tunisien. Et ouvert la boîte de Pandore des agitations sociales dans toutes les autres régions, au moment où les finances publiques sont au plus mal. Et l’endettement public crève le plafond du 100% du PIB.
Par Mounir Chebil *
Au premier trimestre 2017, à Tataouine, des bras cassés, des fainéants qui refusent les travaux dits pénibles, des mulets de transports pour le compte des barons de la contrebande, des voyous et des bandits payés pour enflammer la rue, ont été manipulés pour engager un mouvement insurrectionnel sur fond de revendications sociales ayant pour centre d’action la station de pompage de pétrole d’El-Kamour. Ce conglomérat du lumpenprolétariat a désigné un comité de coordination pour radicaliser le «combat» et mener les négociations avec les autorités.
Ce mouvement d’apparence revendicatif a pris de l’envergure. Des crédules croyant à sa justesse l’ont suivi, grossissant ainsi le peloton des suiveurs. Des manifestations, blocages de routes, grèves, heurts avec la police… ont enflammé la situation à Tataouine. Les insurgés réclamaient l’emploi des jeunes et le développement de la région en voulant récupérer, à cet effet, 20% des revenus des richesses pétrolières et gazières de la région.
Résurgence des réflexes régionalistes et claniques
Les agitations ont pris de l’ampleur avec l’organisation d’un sit-in houleux devant la station de pompage de pétrole puis son occupation. Les insurgés ont fini par fermer la vanne, arrêtant ainsi le pompage du pétrole pour plusieurs mois. Pendant ce temps, les dirigeants de plusieurs partis, notamment les islamistes d’Ennahdha et d’Al-Karama, adossés aux barons de la mafia de la contrebande locale, menaient la danse de derrière les rideaux.
Or, ce mouvement insurrectionnel n’est que l’aboutissement d’un crime dont les origines remontent aux toutes premières années du bouleversement survenu le 14 janvier 2011. Dans un élan populiste sans pareil, tous les courants politiques qui ont émergé sur la scène et qui se sont unis pour faire pour semer le chaos dans le pays, ainsi que des médias en quête d’audience, ont fait resurgir les réflexes régionalistes et claniques qu’on croyait à jamais révolus.
En quête de popularité au rabais, ils ont recouru à une propagande populiste de bas niveau, autour des régions soi-disant laissées pour compte et qui devraient avoir la priorité dans toutes politiques de développement. Le plus grave, c’est qu’ils ont soutenu que chaque région devrait disposer de ses propres richesses naturelles, et que l’Etat ne devrait plus intervenir dans les affaires régionales, suscitant des convoitises des plus controversées et des plus nuisibles à l’unité de l’Etat. La réponse immédiate à cette campagne était le bordel à ciel ouvert dans le bassin minier à Gafsa (Mounir Chébil : La CPG en quasi faillite).
Le mouvement d’El-Kamour était également une extension de la campagne «Winou el-pétrol», «Winou el-melh», «Winou el-fosfat», «Winou el-maa»…, menée en 2015 par plusieurs partis populistes sur fond d’agitations sociales et politiques, dans le seul but de faire tomber le gouvernement de Habib Essid qui a fini par tomber sous la pression, en août 2016, après seize mois seulement de son investiture.
Le fâcheux précédent de la démission de l’Etat devant les hors-la-loi
Cette campagne à connotation régionaliste était le fondement des agitations sociales qui ont débuté en avril 2016 aux îles Kerkennah et qui ont pris en otage la société Petrofac exploitant le gaz dans cet archipel. Ces agitations étaient menées par des repris de justice, des délinquants soutenus par des éléments du Front populaire, des salafistes et des syndicalistes tout en bénéficiant du silence complice de tous les autres courants politiques sans exception et de l’appui de certains médias (Zohra Abid : La vérité sur les agitations sociales à Kerkennah). Enfin, un accord a été signé dans la précipitation par le gouvernement Chahed, le vendredi 23 septembre 2016, avec ce ramassis de voyous dont les exigences ont été satisfaites, et la production du gaz a repris après des mois d’interruption. C’était le fâcheux précédent de la démission de l’Etat devant la loi des hors-la-loi.
Ainsi, tous les signaux ont-t-ils été lancés pour attiser des frondes régionalistes qui couvaient et qui ont trouvé à Tataouine un terrain de prédilection. Contrebandiers, voyous, mercenaires et autres déçus du système, soutenus par des partis politiques et des députés véreux et sans scrupules, étaient ainsi tous volontaires pour semer le désordre et défier l’Etat dans cette région.
Un simple regard sur la logistique déployée lors du sit-in d’El-Kamour de 2017 et celui de 2020, et l’ampleur des manifestations dans les rues de Tataouine, et qui n’ont pas eu leur pareil entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011, démontre que les agitateurs étaient généreusement financés d’une manière directe ou indirecte par les barons de la contrebande, et des parties étrangères qui ont des convoitises en Tunisie dont la Turquie et le Qatar. Certains ont même soutenu que «ce mouvement est une machination fomentée de l’intérieur du pays et vise à affaiblir l’Etat et surtout son système sécuritaire dans le but de permettre le positionnement de groupes terroristes en préparation à des attaques d’ampleur».
Mais il y a aussi la volonté des barons de la contrebande de faire du sud tunisien leur chasse gardée pour agir en toute impunité d’une part et les voyous du Comité de coordination d’El-Kamour qui aspirent s’installer en cartel mafieux contrôlant les affaires locales, d’autre part.
Aucun Etat au monde ne s’est avili de la sorte
L’Etat était donc ainsi pris en otage par des mercenaires, faisant peser sur le pays de grands périls économiques et sécuritaires. Dépassé et abandonné par ses soutiens politiques, l’ancien chef de gouvernement Youssef Chahed a laissé son ministre islamiste Imed Hammami signer, à Tataouine, avec le père d’un agitateur mort lors d’un accident de la route.
Cet accord signé en juin 2017 prévoyait un financement de 80 millions de dinars annuels pour la caisse de développement de Tataouine, le recrutement de 1500 personnes par les sociétés pétrolières et de 3000 ouvriers par la Société tunisienne pour l’environnement, carrément inexistante. Des emplois fictifs en somme… Depuis l’antiquité, aucun Etat au monde ne s’est avili de la sorte.
En ces années 2016 et 2017, tous les partis politiques sans exception et toute la société civile étaient soit impliqués dans ce crime contre l’Etat soit complices par un silence des lâches.
L’accord n’ayant pas été suivi d’exécution, les agitations ont repris de plus belle en 2020. Après des manifestations, le harcèlement des forces de l’ordre, le sit-in d’El-Kamour qui a débuté le 17 juillet 2020 et la fermeture des vannes du champ pétrolier durant plus de trois mois causant des pertes à la communauté nationale s’élevant à 375 millions de dinars, l’actuel chef du gouvernement, Hichem Méchichi, a déroulé le tapis rouge sous les pieds insurgés du comité de coordination d’El-Kamour, les invitant, courtoisement, de bien vouloir négocier. Ce comité s’est arrogé le droit absolu de mener les négociations en imposant ses propres conditions au gouvernement, l’obligeant à satisfaire ses revendications changeant au jour le jour.
Lors de l’accord d’El-Kamour, c’est l’autorité d’un groupe de hors-la-loi qui s’est autoproclamé représentant des habitants de Tataouine et s’est autorisé à parler en leur nom, supplantant ainsi les autorités politiques et administratives qu’elles soient centrales ou régionales et même les partis politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition. Tous ceux qui accompagnaient ce comité dans les négociations, députés véreux, avocats en quête de notoriété, représentants de la société civile, n’étaient que d’obscurs figurants, invités pour meubler la scène, alors que les représentants de l’Etat dans les négociations battaient en retraite et s’effaçaient. Au final, Méchichi a entériné l’accord conclu par Chahed, en y ajoutant même des bonus. Tous deux ont signé la déliquescence de l’Etat.
Maintenant que l’accord avec le Comité de coordination d’El-Kamour est conclu, ce dernier va automatiquement devenir maître de son application puisque les termes de sa mise en place n’ont pas été définis. L’Etat devenu impuissant, c’est ce comité qui va décider des recrutements, des projets à réaliser et des bénéficiaires des crédits, contre des commissions conséquentes à l’instar de toutes les bandes mafieuses qui se respectent, tout en bénéficiant des meilleures faveurs qu’il pourrait tirer en priorité de cet accord. Les sociétés pétrolières le chargerait éventuellement de constituer des milices pour sécuriser les champs pétroliers et gaziers, étant donné l’incapacité manifeste de l’autorité publique. Alors, que restera-t-il de l’Etat tunisien à Tataouine ?
Le développement régional est une affaire… nationale
Tout le risque, qui d’ailleurs n’est pas improbable, est que le Comité de coordination d’El-Kamour fasse une métastase. Alors ce sera l’anarchie totale dans une Tunisie crise et au bord de la banqueroute.
Dans un pays où la hache des guerres claniques, tribales, régionales et religieuses a été déterrée par la révolution de 2011, le développement régional ne peut réussir que dans le cadre d’un plan de développement national quinquennal, concerté et qui garantit les équilibres régionaux et le développement rigoureux et harmonieux du pays dans le cadre de l’Etat nation. A cet égard, le ministère de la planification doit être réhabilité, ainsi que le Conseil économique et social. Mais, pour cela, il est vital que l’autorité de l’Etat et ses prérogatives de puissance publique reprennent tous leurs droits à tous les niveaux. La Corée du Sud ne s’est pas développée par le conseillisme de Ridha Chiheb Mekki, ou par les comités de coordination de Kerkennah et d’El-Kamour ou par des parlementaires corrompus, ou encore, autour du slogan présidentiel «Echaab yourid» (le peuple exige) ou avec une armée et des services sécuritaires de parade.
* Ancien cadre d’administration.
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