Dix ans après la Révolution du Jasmin de 2011, les objectifs révolutionnaires ont été sacrifiés sur l’autel de l’ego des élu(e)s, de leur mesquinerie, de leur égoïsme et de leur petitesse d’esprit. Les fortes espérances portées par les slogans révolutionnaires, celles du travail, de la liberté et de la dignité, se sont évaporés dans l’air. Elles ont été remplacées par les forfanteries, les jactances, les coteries, les alliances et les arrangements factices qui se font et se défont au mépris des choix des électeurs.
Par Adel Zouaoui *
Dans quelques temps, la Tunisie commémorera le dixième anniversaire de ce qu’on se plait à qualifier de Révolution du Jasmin et son corollaire, la transition démocratique. Mais avant même de faire une mise au point sur ce qu’a apporté cette «révolution» à la Tunisie, prenons connaissance du vrai sens de ce vocable que nos élu(e)s n’ont de cesse de seriner à tout bout de champs.
Si on se réfère aux différents dictionnaires de la langue française, plusieurs significations sont données au mot révolution. Lesquelles partent toujours de la même idée, celle du mouvement orbital, d’une rotation ou d’une circonférence. Ne dit-on pas, dans le jargon astronomique, la révolution de la Terre autour du Soleil ? En tout état de cause, une révolution sous-tend l’idée d’un mouvement rotatoire et circulaire qui aboutit nécessairement à un sens dessus-dessous, marquant par conséquent une rupture entre l’avant et l’après, entre le passé et le présent.
D’une révolution l’autre
De par l’histoire de l’humanité, les révolutions n’ont pas été que politiques ou sociales, elles ont aussi été scientifiques, technologiques, industrielles, médicales, etc. Elles étaient grandes ou petites, visibles ou inaperçues, locales ou planétaires, bruyantes ou silencieuses.
Force est de rappeler que la première révolution que les Homo-Sapiens aient connue était agricole. Pendant 2,5 millions d’années, ces derniers se sont nourris de la cueillette des plantes et des animaux qui vivaient et se produisaient sans leur intervention. Mais tout cela changea le jour où ils se mirent à labourer la terre et à domestiquer quelques espèces animales. Ainsi ils révolutionnèrent leur façon de se nourrir et d’être. Du coup, ils passèrent du nomadisme à la sédentarité.
S’ensuivirent après d’autres révolutions qui ont fortement marqué le cours de la vie des hommes tout au long de leur histoire. La liste est longue, mais contentons-nous de quelques exemples parmi les plus édifiants.
Sur le plan de nos connaissances scientifiques, la Révolution copernicienne, 1530, fut l’une des plus bouleversantes. Elle changea la représentation mentale qu’on se faisait de l’univers en plaçant le soleil, plutôt que la Terre, au centre de l’univers. La révolution darwinienne, en 1859, quant à elle, avança l’idée de l’évolution biologique des espèces par la sélection naturelle, battant ainsi en brèche la théorie créationniste défendue par l’église. Il y a aussi la révolution freudienne qui, au début du vingtième siècle, mit en perspective le rôle de l’inconscient dans nos comportements, nos choix, nos émotions, nos décisions, etc.
Dans le souci de créer plus de richesse et d’établir plus de passerelles entre les êtres humains, d’autres révolutions ont vu le jour. La Révolution industrielle, en Angleterre, à la fin du XVIIIe siècle, bouleversa notre mode de production, en rassemblant plus d’ouvriers dans les usines et en faisant prévaloir le travail à la chaîne pour plus de productivité. Tout récemment, la Révolution des nouvelles technologies a changé de fond en comble notre mode de communication. D’autres encore viendront enrichir la longue liste des grands bouleversements dans nos existences. Citons parmi celles qui pointent déjà leur nez la révolution du Big-Data, ou alors celle de l’Intelligence Artificielle.
Quant à la sphère politique et sociale, la révolution qui a eu le plus de retentissement de par le monde est celle française en 1789, pour avoir mis un terme à l’arbitraire, à l’omnipotence, à l’absolutisme et à la répression, revendiquant ainsi plus d’égalité sociale, plus de dignité et plus de liberté pour les hommes.
Cependant, toutes les révolutions n’étaient pas salutaires pour l’humanité. Certaines étaient même dévastatrices. À proprement parler, la Révolution bolchévique de 1917 a mis en place un régime répressif, de fer, ayant instauré la terreur et ayant failli à assurer le partage de la richesse, comme le promettaient ses théoriciens. De même pour la révolution culturelle chinoise, qui avait incité au lynchage à mort des supposés «représentants de la bourgeoisie», à la destruction des temples et du patrimoine ancien et à l’humiliation des écrivains. Elle s’est soldée en définitive par plusieurs millions de victimes.
En gros, l’idée même de Révolution se résume bel et bien à un grand moment de rupture dans l’histoire de l’humanité, dont l’objectif est de transformer notre perception du monde, notre façon de produire, notre façon d’exister et de communiquer les uns avec les autres.
D’aucuns regrettent le régime d’avant 2011
Quid de la révolution du jasmin (17 décembre 2010- 14 janvier 2011) ? Que nous a-t-elle apporté à nous autres citoyens ayant souffert, des décennies durant, de l’autoritarisme, de l’inégalité sociale, du sentiment d’abandon? Quelle rupture avait-elle marqué entre l’avant et l’après 14-Janvier 2011 ? Qu’en est-il alors de ses résultats depuis son éclatement il y a 10 ans ? Que dalle. Nada. Les maux d’il y a dix ans et contre lesquels toute une nation s’est insurgée se sont aggravées et même multipliées au centuple. Dix années après, il y a dix fois plus de corruption, dix fois plus de népotisme, dix fois plus de passe-droits, de laxisme, de laisser-aller, de je-m’en-foutisme, etc. À tel enseigne qu’un fort sentiment d’être tombé de Charybde en Scylla habite bon nombre d’entre nous.
Aujourd’hui, si d’aucuns regrettent l’ancien régime d’avant 2011, d’autres appellent à l’intervention de l’armée pour redonner à l’Etat son autorité perdue. Dix années après, il y a comme un désenchantement général dans un climat où la sinistrose sévit chaque jour un peu plus. Nos enfants, quant à eux, ne voyant plus le bout du tunnel, n’hésitent pas à se jeter par milliers dans les abîmes de la Méditerranée en espérant atteindre les rives d’un eldorado illusoire. Et pour cause, les objectifs révolutionnaires ont été sacrifiés sur l’autel de l’ego de nos élu(e)s, de leur mesquinerie, de leur égoïsme et de leur petitesse d’esprit. Les fortes espérances portées par les slogans révolutionnaires, celles du travail, de la liberté et de la dignité, se sont évaporés dans l’air. Elles ont été remplacées par les forfanteries, les jactances, les coteries, les alliances et les arrangements factices qui se font et se défont au mépris des choix des électeurs.
Et pourtant, vue de l’extérieur, l’expérience démocratique tunisienne semble avoir réussi, puisqu’elle assure l’alternance du pouvoir. Chose impensable dans un monde arabe qui brille par son monolithisme. Elle rassure aussi puisqu’elle a libéré la parole. Laquelle parole a ramené les détenteurs de l’autorité publique de leur statut de demi-dieu à celui d’êtres humains, reprochables et critiquables à souhait. Mais cela aurait-il suffit à garantir l’ancrage d’une démocratie, véritable et authentique ? Loin s’en faut. Et pour cause. On est confronté à un topo électoral hybride, à cheval entre parlementaire et présidentiel, le moins qu’on puisse dire abscons, incompréhensible et inintelligible de surcroît. Lequel a été fabriqué de toutes pièces pour satisfaire et convenir à une classe politique dont le seul objectif est de demeurer au pouvoir le plus longtemps possible, tout en faisant accroire à tous que la démocratie est en cours de construction. Sinon comment expliquer le fait qu’un candidat très largement élu président de la république se trouve dans l’incapacité de changer quoi que ce soit dans le quotidien de ses électeurs? Comment admettre aussi, dans une démocratie, que le chef du gouvernement puisse, sans pour autant bénéficier de légitimité électorale, concentrer la plupart des pouvoirs entre ses mains? Comment percer l’énigme des partis qui après avoir remporté les élections législatives se trouvent dans l’opposition, ou pire encore dans l’opposition et dans la majorité à la fois. Un pandémonium que même les élites du pays sont incapables d’expliquer. À quoi alors aurait servi d’investir des milliards dans des élections démocratiques qui s’avèrent, en fin de parcours, illusoires ?
Les mêmes causes reproduisent les mêmes effets
Outre cette configuration électorale ex nihilo, qui n’a rien de semblable dans aucun autre pays du monde, les résultats électoraux se révèlent truqués. La Cour des Comptes l’atteste dans son dernier rapport. L’argent sale et étranger a coulé à flots au cours des dernières élections législatives pour permettre à certains partis politiques de remporter des sièges au parlement. Et ce, sans parler de certains magnats vénaux et véreux qui ont instrumentalisé la misère d’une certaine frange de la population à travers des chaînes TV ou des associations caritatives dont ils sont propriétaires pour rafler le plus grand nombre de sièges possibles.
De quelle démocratie nous parle-t-on ? Où est la vraie volonté du peuple ? Si d’emblée le jeu démocratique est faussé, pourquoi s’étonner de voir le parlement, ce haut lieu du pouvoir législatif, se transformer en une foire d’empoigne où les polémiques violentes le disputent aux attaques ad hominem.
Pis encore. Pour ce qui est du modèle économique, le même, pourtant essoufflé à la fin de l’ancien régime, et qui a été à l’origine du soulèvement populaire du 18 décembre 2010 au 14 janvier 2011, est tout naturellement reconduit au grand dam de tous ceux qui espéraient un changement de l’ordre établi depuis l’indépendance. Les mêmes causes reproduisent les mêmes effets. C’est même pire. Le chômage a quintuplé. La dette publique a explosé. Le service public s’est affreusement délité. La précarité et la paupérisation se répandent à toutes les classes sociales. Tous les voyants sont désormais au rouge.
Et pourtant, il y a comme une cécité qui s’empare de toute la classe politique. On se détourne de l’essentiel pour se focaliser sur ce qu’il n’est pas. On renoue avec le prurit identitaire pour détourner l’attention des véritables préoccupations sociales.
À la base de toutes ces dérives démocratiques aux lourdes conséquences socio-économiques, il y a nos politicards, ces astres pâles, qui après avoir défendu mordicus la démocratie se transforment en véritables arapèdes du pouvoir, rechignant à passer la main toutes les fois que l’occasion se présente. Les exemples sont légion. Celui de Rached Ghannouchi, président de la mouvance islamiste depuis un demi-siècle, est édifiant. Ce dernier cherche, en usant de plusieurs entourloupes, à rempiler à la tête de son parti. Ou alors celui du légendaire Hamma Hammami qui, en cherchant à préserver coûte que coûte le leadership de la gauche, a créé une scission au sein du Front populaire, laquelle est conduite par son camarade Mongi Rahoui devenu son pire ennemi. La contagion dictatoriale s’est même étendue à la centrale syndicale où Nourredine Taboubi, président de l’UGTT cherche, lui aussi, à rempiler pour un autre mandat, quitte à amender le règlement intérieur.
La démocratie vite transformée en partitocratie
Peut-on construire une démocratie sans démocrates ? Dix ans après la chute de la dictature notre classe politique n’a pas réussi à entériner l’esprit démocratique qui requiert abnégation, don de soi et transcendance lucide. À quand un Mandela tunisien qui, malgré sa stature internationale, quitterait le pouvoir de son propre gré pour le bienfait de sa nation ? Car une vraie démocratie qui exprimerait la volonté du peuple servirait sans aucun doute de levier pour une véritable croissance économique. C’est loin d’être le cas de la démocratie tunisienne qui s’est vite transformée en partitocratie où la sclérose et l’entre-soi s’érigent en règle, comme dans des clubs fermés.
Enfin, à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire de la Révolution du Jasmin 14-Janvier 2011, ce qui nous reste à faire, nous autres citoyens, c’est de renforcer notre résilience pour pouvoir rebondir vers des horizons meilleurs, et surtout pour nous dépêtrer, une fois pour toute, des rets d’un régime politique devenu, en si peu de temps, indigeste et obsolescent.
* Sous-directeur chargé de l’organisation des manifestations scientifiques à la Cité des sciences de Tunis.
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