Le projet de démembrement de la Tunisie ne date pas d’aujourd’hui, mais il faut rester vigilant, car de nombreux éléments sont réunis pour rendre sa réalisation possible, dont l’affaiblissement de l’Etat, l’inconsistance de ses dirigeants et l’anarchie régnant dans les régions.
Par Mohamed Larbi Snoussi *
Tout porte à croire que le président Kaïs Saïed ne voulait pas dissoudre l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), non pas parce qu’il se trouve, constitutionnellement, dans l’incapacité de le faire, mais pour d’autres considérations qui pourraient paraître utopiques, dont on présentera ici les contours.
Le chef de l’Etat aurait pu, en effet, procéder facilement à la dissolution de cette curie, en invitant, suite à la démission forcée de l’ex-chef de gouvernement Elyes Fakhfakh, Abir Moussi à constituer un gouvernement de Salut public, tout en sachant, de prime abord, que cette dernière n’aurait pas l’aval des représentants. Cette dissolution lui aurait permis de se débarrasser, légalement et effectivement, sans recourir aux discours flamboyants, de Rached Ghanouchi, qui se cramponne, par copinage, à son siège de président de l’ARP, aspire à s’installer au Palais de Carthage, en écartant par tous les moyens son actuel locataire (et l’affaire de la tentative d’empoisonnement du pain de la présidence et d’autres, comme celle qui a mené à l’annulation du déplacement du chef de l’Etat à Sidi Bouzid, le 17 décembre dernier, qui en sont les preuves préliminaires). Car le rêve de Ghanouchi, comme cela le fut d’ailleurs pour Béji Caïd Essebsi, est de passer, quoiqu’il advienne, au moins une nuit, dans le lit du défunt Habib Bourguiba.
Kaïs Saïed a raté le coche face à Ghannouchi
En évitant de provoquer la dissolution du parlement, Kaïs Saïed a raté le coche, permettant ainsi à Ghanouchi de survivre et d’élargir l’espace de sa mainmise, surtout que certaines parties lui tendent, inconsciemment, une perche de sauvetage, en voulant relancer un inutile «dialogue national».
Il semble qu’il n’a pas voulu s’engager dans cette voie pour des considérations qui dépassent le cadre national et s’inscrit dans un cadre régional et méditerranéen, dont les prémisses commencent à se dessiner avec les affaires El-Kamour et, plus récemment, celle de Aïn Skhouna, ainsi qu’avec la normalisation des relations du Maroc avec Israël. Il s’agirait du démembrement de la Tunisie, dans le cadre du démembrement de la Libye, programmé depuis les années 1980 par l’entité sioniste.
Cela semblait être impensable pour certains observateurs. Car comme on l’a constaté, et l’on constate encore, le projet sioniste étant considéré au XIXe siècle par la majorité des juifs comme imaginaire et utopique, est devenu, par la faute et l’inaptitude des Arabes à gérer leur quotidien, et à faire la distinction entre stratégie et tactique, de plus en plus une réalité intrinsèque.
Le projet sioniste de démembrement de l’Afrique du Nord
Initialement, le projet sioniste établi pour les années 1980 prévoyait le démembrement de l’Afrique du Nord en huit entités : deux au Maroc (arabe et berbère), deux en Algérie (arabe et kabyle), trois en Libye (Tripolitaine, Barqa et Fezzan) et la Tunisie, où le salafisme serait renforcé pour affaiblir l’Etat civil, comme au temps de l’invasion hilalienne au XIe siècle (voir ce projet dans la ‘‘Revue Palestinienne’’, n° 5, octobre 1982, traduit et publié par nos soins sur les colonnes d’‘‘El-Anwar at-Tounissyya’’ les 9 et 16 janvier 1983). C’était la seconde phase et étape des accords de Sykes-Picot, en 1916 – entre la France et le Royaume-Uni (avec l’aval de l’Empire russe et du royaume d’Italie), prévoyant le partage du Proche-Orient au profit de ces puissance –, comme l’avait annoncé Netanyahou en février 2011.
Seulement, le Maroc, ayant compris l’enjeu, et c’est le choix de l’autorité, semble avoir entamé secrètement depuis deux ans des pourparlers pour garantir non seulement l’intégralité de son territoire, mais aussi assurer, avec l’appui des Etats-Unis, sa souveraineté sur le Sahara occidental, sans se défaire de son soutien à la cause palestinienne et la solution de deux Etats, avec pour les Palestiniens El-Qods-Est comme capitale.
Cette normalisation, quoique discutable, a encore ouvert l’appétit de la droite israélienne pour consolider ses positions et peut-être envisager d’autres actions dans la région. Toutefois, si les Algériens, notamment les Kabyles, ont compris les enjeux de cette évolution, ils ont tout fait et feront tout pour déjouer le plan de Bernard-Henry Lévy, en vue de dépiécer leur pays, quitte à trouver une solution diplomatique avec son voisin de l’ouest.
Quant à la Libye, les dés sont jetés et son démembrement est devenu une réalité, qu’on ne veut pas avouer. Ainsi, malgré les tentatives de rapprocher les belligérants pour sauvegarder l’unité du pays, les pourparlers de Gammarth (prévus initialement à Djerba, ce qui est significatif) n’ont pas abouti. Par conséquent, on assiste bel et bien à la division de la Libye en deux entités seulement : la Cyrénaïque à l’est, et la Tripolitaine et le Fezzan à l’ouest et au Sud.
La Tunisie face aux tentations sécessionnistes
L’idée de démembrer la Tunisie, il faut reconnaître, n’est pas le fruit de l’imaginaire sioniste, dont le projet initial des années 1980 précité était de renforcer les tendances salafistes, pour affaiblir l’Etat et mettre sur pieds des principautés à l’instar de celles du XIe siècle, afin d’utiliser notre territoire comme une passoire dans le but d’effriter l’Algérie. Mais constatant que la société civile était assez soudée et capable de faire avorter ce projet (souvenons-nous des tentatives d’instaurer des émirats à Sejnane et à Ben Guerdane…), il semble que ces sionistes avaient soufflé à l’oreille de certains l’ancienne et désuète idée de lier le Chott El-Jérid à la mer, idée vite reprise, inconsciemment, par celui l’ex-directeur de l’Institut des études stratégiques, Hatem Ben Salem, qui avait défendu ce projet insensé et géographiquement, écologiquement et pratiquement irréalisable.
Pis encore, cette idée fut reprise par son successeur, Neji Jalloul, qui reprochait dernièrement aux enseignants du secondaire, surtout d’histoire et de géographie, de ne pas avoir initié leurs élèves aux éléments rudimentaires de l’histoire et de la géographie, alors qu’il n’a rien fait, en tant que ministre de l’Education, pour réformer les programmes, non seulement de ces matières, mais des programmes de l’éducation d’une façon générale. Il avait repris ce projet intégralement avec fierté, comme s’il avait fait une grande découverte, alors qu’il savait pertinemment, s’il avait les cours de géomorphologie prodigués au cours des années 1970 par feu Hafedh Sethom, que ce projet est irréalisable, du fait que le niveau de Chott El-Jérid est de 14 mètres environ au-dessus du niveau de la mer et que par la loi physique l’eau n’a pas tendance à grimper. D’ailleurs, les Français, qui avaient réalisé le percement du canal de Suez et celui du Panama, l’ont bel et bien compris et ont abandonné le projet de percement du canal de Chott El-Jerid.
Cela n’avait pas empêché Béchir Turki de revenir à ce projet dans les années 1960, puis Mohamed Mzali dans les années 1980, mais le défunt Bourguiba s’y opposa catégoriquement pour ne pas diviser, de fait, le pays et ne pas permettre à Kadhafi, suite aux événements de Gafsa, de mettre la main sur le sud du pays et de l’annexer, au nom de l’unité arabe, au profit de la Libye. D’autant plus que le sud tunisien avait, depuis l’indépendance, manifesté, avec le mouvement yousséfiste et ensuite avec le mouvement islamiste, des velléités d’insurrection.
Le danger constitué par les «coordinations régionales»
La question de percer un canal contre-nature entre la mer et Chott El-Jérid et la mer n’est autre qu’une idiotie sur les plans géographique, écologique, politico-économique et social. Toutefois, même si ce projet ne se concrétisait pas, celui visant le démembrement de la Tunisie semble faire son chemin et, si des mesures adéquates pour le contrer ne sont pas prises, pourrait même se réaliser. Et ce, avec l’inconsciente participation de ceux qui se présentent comme les «représentants du peuple et de sa volonté», ces nouvelles «coordinations» régionales, qui s’érigent comme les seuls interlocuteurs de l’Etat-central, affaibli par ses déchirements, programmés à l’avance par les islamistes, qui ont toujours préconisé l’instauration d’un nouveau califat, sous l’égide de la Turquie.
Ainsi donc, on assiste à un projet diabolique, que ces «coordinations», soutenues par la Turquie et le Qatar, sont en train de baliser au profit de ces derniers et de leur allié local, Ghanouchi et les islamistes. Il s’agirait de détacher le sud du pays et de le rattacher à la Tripolitaine et le Fezzan, pour en constituer un nouvel Etat, sous la protection directe de Doha et d’Ankara, et la protection indirecte de l’entité sioniste, et mettre à sa tête Ghannouchi.
C’est là un projet improbable, diriez-vous, mais il faut rester vigilant, car de nombreux éléments sont réunis pour rendre sa réalisation possible, dont l’affaiblissement de l’Etat, l’inconsistance de ses dirigeants et l’anarchie régnant dans les régions.
* Historien et journaliste.
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