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Hamza Belloumi et l’affaire Thabet : quatre vérités et un mensonge

Mahmoud Thabet / Hamza Belloumi.

N’en déplaise à Hamza Belloumi, visiblement influencé par ses informateurs, la mort tragique et très probablement accidentelle du jeune Mahmoud Thabet a prouvé que les services de l’Etat pouvaient faire preuve d’un remarquable professionnalisme, pour peu qu’on ne les empêchât pas de travailler. Il faudrait leur en rendre hommage au lieu de faire douter de leur compétence.

Par Dr Mounir Hanablia *

Hamza Belloumi est sans aucun doute un journaliste comblé. Son émission ‘‘Les Quatre Vérités’’ sur El-Hiwar Ettounsi est un grand succès populaire. Dans le public, beaucoup lui sont ainsi reconnaissants de dévoiler les affaires qui minent le pays et grèvent autant son économie que le niveau de vie de ses habitants. Sans lui l’école dite de Daech de Regueb serait sans doute aujourd’hui en activité, en train de former les futurs soldats perdus du jihad, qui viendraient plus tard nous imposer le règne de Dieu. Cela lui avait d’ailleurs valu les foudres enduites de piété de l’avocat député Seifeddine Makhlouf et de la coalition Al-Karama.

La dernière émission du journaliste animateur, lundi 4 janvier 2021, a traité d’un tout autre sujet. Elle a évoqué le cas étrange et dramatique de l’aspirant ingénieur d’aviation, Mahmoud Thabet, disparu avec sa voiture pendant le couvre-feu et qui avait été retrouvé trois jours plus tard mort dans son véhicule au fond d’un trou profond rempli d’eau, dans un terrain vague situé en face de la station de la Steg dans la zone dite Lac 0. Une caméra vidéo, vraisemblablement automatisée et opérant à partir de la dite station, avait d’ailleurs filmé l’itinéraire nocturne fatal du véhicule, et probablement conduit à sa découverte par la police.

Une hypothèse fantaisiste pour instiller le doute

Naturellement il demeure nécessaire de connaître les conclusions de la justice, particulièrement celles relatives aux causes de la mort, qui détermineront le cours ultérieur de l’affaire, du moins au niveau judiciaire. Mais le reportage de M. Belloumi suggérait que l’affaire pût avoir une dimension cachée inavouable que la séquence vidéo adressée depuis le portable de la victime ne ferait que renforcer. Or, ce qui, avant le film de la Steg, pouvait se concevoir, devenait une fois celui-ci connu, une hypothèse fantaisiste que rien ne pourrait corroborer, mise à part l’expertise judiciaire.

Comme on avait déjà instillé le doute sur la volonté des autorités de faire toute la lumière sur l’affaire en insistant sur le fait que les amis de la victime eussent durant trois jours mené seuls l’enquête, on ne serait pas étonné qu’une bonne partie de l’opinion, la facebookiste, estimât peu convaincantes les conclusions du médecin légiste, tant bien même elle ne doutât pas de la volonté des autorités de les communiquer.

En suivant le cheminement du reportage, on est ainsi subrepticement passé d’un fait divers comme il peut s’en produire, celui de la mort tragique d’un homme jeune dont l’enquête déterminerait les circonstances exactes, à une toute autre, où les services de l’Etat tenteraient d’user de leur pouvoir pour dissimuler la vérité parce qu’ils y seraient impliqués, autrement dit une affaire d’Etat. Apparemment on ne lui en a pas tenu grief; le chef de gouvernement Hichem Mechichi a sans doute d’autres chats à fouetter et ne tient pas à faire d’un journaliste ambitieux, un martyr.

Le scandale des déchets toxiques ne date pas d’hier

Il fallait encore pour les sceptiques que M. Belloumi traitât immédiatement après, dans le cadre de la seconde enquête de son émission, d’une véritable affaire d’Etat, celle des déchets toxiques, à laquelle a été mêlé l’ancien chef du gouvernement Elyès Fakhfakh, et qui très vraisemblablement remonte à l’époque de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali. On disait déjà alors que le Djebel de Zaghouan ou ses environs servaient de lieu de stockage à des déchets nucléaires.

Malheureusement, l’émission n’a pas abordé le sujet et c’est bien dommage. Il est vrai que l’affaire des déchets toxiques soit actuellement entre les mains de la justice mais il est légitime de considérer qu’elle n’eût pu atteindre une telle importance sans des complicités largement partagées au plus haut sommet de l’Etat, couvrant depuis des années l’activité de ce que l’on nomme pudiquement Agence national de gestion des déchets (Anged).

En fin de compte, le reportage s’est terminé sur une autre faillite de l’Etat, le spectacle de l’incendie de la grande décharge de déchets de 150 hectares de surface à Borj Chakir, dont la responsabilité a été attribuée sans preuves aux sociétés (françaises ?) écartées par décision des autorités tunisiennes.

La troisième enquête de la soirée dans le programme de M. Belloumi a de nouveau renoué avec le macabre en s’intéressant à l’assassinat d’une jeune femme, dont le corps en décomposition avait été retrouvé dans le coffre d’une voiture de location par les services de police à Gabès. Cette fois encore c’est le propriétaire qui avait retrouvé seul après plusieurs mois de recherche son véhicule disparu et c’est au moment où il le chargeait sur une camionnette de remorquage que la police, prévenue par un coup de fil anonyme, est arrivée pour découvrir le cadavre. Est-ce à dire que la Tunisie soit désormais le pays où les voitures servent de tombeaux aux victimes d’homicides et où la police n’intervienne que sous la pression des citoyens? Ce serait exagéré de le penser. Mais il faut considérer que depuis les assassinats de Lotfi Nagdh, Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, l’opinion publique ait des raisons valables de douter des versions officielles et de la volonté des autorités judiciaires d’aller jusqu’au bout dans la recherche de la vérité.

Belloumi est-il à la merci de ses informateurs ?

D’autre part, Hamza Belloumi est désormais auréolé du mérite d’avoir révélé des affaires, comme celle des déchets toxiques, qui, sans lui, seraient demeurées ignorées du grand public, épargnant à l’autorité politique la nécessité de recourir à une vaste purge judiciaire dans ses services. Cela nul ne peut le nier. Certes, mais peut-on en faire le Gunter Wallraf Tunisien? Le journaliste allemand travaillait pour des journaux, parfois aussi en free lance, et était un ennemi du capitalisme néolibéral, du moins de ses méthodes de travail; il se déplaçait sur le terrain, assumait pendant des mois, sinon des années, de fausses identités pour pouvoir à la fin rédiger le rapport détaillé de son enquête, en tirer les conclusions, et les publier dans la presse. Cela lui avait valu de travailler sans protection dans des centrales nucléaires, de subir de multiples procès, et même de moisir quelque temps dans les geôles des colonels grecs.

Il n’y a rien de tel chez nous. Apparemment, les informateurs sollicitent M. Belloumi, à moins que ce ne soit lui qui le fasse, lui fournissent tous les renseignements possibles, et celui-ci se déplace ou envoie son équipe, pour filmer dans les endroits ou interviewer les témoins, qu’on lui aura préalablement indiqués. Cela le met à la merci de ses indicateurs et cesse de faire de lui un véritable journaliste d’investigation. Et dans l’affaire des déchets toxiques, il semble bien qu’il se soit prêté à une manœuvre, dans le cadre de règlements de compte politiques après le changement du gouvernement dans les conditions conflictuelles que l’on sait.

Se prêter à des mobiles inavouables, c’est déjà un prix élevé à payer dans la recherche de la vérité. Mais essayer d’influencer les téléspectateurs en leur présentant un fait divers comme une (possible) affaire d’Etat ne fait que rappeler qu’on puisse aussi parfois être plus soucieux de son audimat et du succès de son émission. En ce sens, M. Belloumi opère bel et bien dans le cadre du système néolibéral mondialisé, au pouvoir en Tunisie depuis 2011, qui engendre inévitablement la crise économique, la démoralisation de la population, le trafic de déchets toxiques, le terrorisme, les pandémies, les fake-news , et où seuls les bénéfices financiers puissent en réalité compter. D’une certaine manière, il fait bel et bien partie, aussi paradoxal que cela puisse être, du camp de messieurs Rached Ghannouchi et Seifeddine Makhlouf, mais sous une autre forme. La mort tragique et très probablement accidentelle de M. Thabet a en tous cas prouvé que les services de l’Etat pouvaient faire preuve d’un remarquable professionnalisme, pour peu qu’on ne les empêchât pas de travailler. Il faudrait leur en rendre hommage.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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