Le changement de paradigme n’est pas un choix, mais une nécessité vitale, car la fuite en avant avec la poursuite du même modèle agroalimentaire risque de conduire à l’effondrement suite à l’effet boule de neige où se combinent réchauffement climatique, perte de biodiversité, émergence de maladie et de ravageurs nouveaux et risque de survenue de crises sanitaires d’envergure planétaire, sans parler du risque d’aggravation des crises géostratégiques que connaît notre environnement international depuis une dizaine d’années.
Par Mohamed Elloumi *
La crise sanitaire engendrée par la pandémie de la Covid-19 a impacté les économies du monde entier, avec comme conséquence une croissance négative dans la majorité des pays de la planète. Cette crise a touché les secteurs de l’économie les plus ouverts sur le monde et qui sont liés à la mobilité des personnes et des biens. Il en est ainsi du tourisme, du transport aérien ou encore des activités liées à ces secteurs comme l’industrie automobile ou aéronautique.
Dans ce panorama morose, le secteur agricole apparaît comme ayant fait preuve de plus résilience que les autres secteurs à la fois du fait qu’il s’agit d’une activité essentielle à la vie humaine et qui a de ce fait été épargnée des mesures de restriction des déplacements et de transport, notamment lors des périodes de confinement.
Cette situation s’applique bien au cas de la Tunisie où l’économie a subi de plein fouet les effets de la pandémie et des mesures qui ont été prises lors de la première vague pour la protection de la population allant jusqu’au confinement total de la population sur l’ensemble du pays et la fermeture des frontières aérienne, maritime et terrestre.
L’agriculture n’a pas été à l’abri de la crise
Ici aussi les mesures d’exemption du secteur agricole semblent avoir eu comme effet la mise à l’abri de ce secteur vital de la crise et permis un fonctionnement somme toute relativement normal.
Toutefois, le secteur n’a pas été à l’abri des effets indirects de la crise, et la population rurale et agricole a été celle qui a subi le plus durement les effets de la récession de l’économie et de la forte baisse de la demande de produits agricole.
En effet, la crise sanitaire et les mesures prises pour son endiguement se sont traduites par une forte baisse du pouvoir d’achat des Tunisiens et donc une réduction de la demande sur le marché national, à laquelle est venue s’ajouter une baisse de la demande de tout le secteur de la restauration, de la restauration rapide, de l’hôtellerie et des restaurants touristiques.
Enfin c’est sur le plan de l’exportation que certaines filières ont souffert à la fois de la perturbation des échanges et du reflux de la demande de certains pays qui constituent un débouché important de nos exportations (exemple du Maroc pour les dattes, ou encore les pays de l’Europe du Sud pour les produits de la pêche).
Pour une meilleure résilience au secteur
Dans ce contexte de crise, ce sont par ailleurs les ruraux qui ont le plus été touchés par les effets de ces bouleversements. En effet, ces derniers ont été touchés directement, comme producteurs agricoles, par la baisse de la demande des produits agricoles et du développement de la spéculation à la fois sur l’écoulement de certains produits, mais aussi sur les intrants à l’image des aliments de bétail y compris de son de blé. Mais les ruraux ont été touchés indirectement par l’interdiction de déplacement et de manière générale par la récession de l’économie, du fait que près de la moitié des agriculteurs sont tout aussi des actifs dans les autres secteurs de l’économie et ont donc de ce fait perdu leur seconde activité, dont celle de transformation des produits agricole et de vente directe qui a été fortement contrainte lors du confinement.
Toutefois, s’il est légitime de se féliciter du comportement global et à court terme du secteur agricole, les effets de la crise devraient être évalués sur le long terme et nous devrions tous saisir cette opportunité pour évaluer notre modèle alimentaire et de production agricole afin d’assurer une meilleure résilience au secteur et de mieux faire face dans le futur à des crises de cette nature qui de l’avis de tous les experts devraient se multiplier.
En effet cette crise a montré les limites de notre modèle agro-alimentaire qui se caractérise par trois aspects trois caractéristiques.
Déconnexion entre production et demande
La première a trait à la déconnexion de la demande domestique en produits alimentaires et la production nationale. Cela se traduit par l’incapacité du marché national à réguler la demande et à orienter les systèmes de production. À ce titre, l’exemple de la production d’huile d’olive en Tunisie illustre bien ce décalage. Ainsi alors que la Tunisie se place parmi les premiers pays producteurs, la consommation nationale régresse et ne représente plus qu’une faible proportion de la production ce qui la rend incapable d’absorber le surplus de production lors des bonnes années (voir la situation de 2019-2020).
La seconde est notre forte dépendance de l’importation de produits de base (céréales, aliment de bétail, sucre, huile végétale, etc.) pour la sécurité alimentaire des Tunisiens. Depuis la crise des matières premières agricoles de 2007-2008, la volatilité des prix et les risques de rupture de l’approvisionnement sur le marché international sont devenus une réalité des échanges internationaux. La prise en compte de cette donnée pousse les pays à sécuriser leurs importations avec des techniques de gestion financière.
Cela traduit la déconnexion de la production nationale des besoins des consommateurs tunisiens. Cette déconnexion s’est traduite par un dérèglement du modèle de consommation avec une diète déséquilibrée (trop riche en sucre et en graisse végétale et animale), conséquence de la subvention à outrance et au détriment des produits locaux ce qui se traduit par un déséquilibre nutritionnel avec des effets en termes de santé publique (obésité, diabète et maladies cardiovasculaires), dont le coût supporté par la collectivité locale est rarement pris en compte dans les comptes nationaux. Il faut signaler aussi que ces pathologies sont des comorbidités aggravant les effets de l’infection par le coronavirus.
Enfin, sur le plan technique, le développement de l’agriculture tunisienne s’est fait à la fois sur la mobilisation des ressources hydrauliques qui sont limitées et de mauvaises qualité et sur le modèle de la révolution verte qui se base sur l’artificialisation du milieu et le recours à la fois à des variétés à haut rendement et à des paquets techniques à base de mécanisation et de d’intrants chimiques pour la fertilisation et la lutte entre les ravageurs.
La surexploitation des ressources hydrauliques
Or ce modèle a montré ses limites du fait notamment des externalités négatives qu’il génère : surexploitation des ressources hydrauliques et leur dégradation, ce qui remet en cause la durabilité de l’agriculture irriguée et l’érosion des sols et la dégradation du couvert végétal et la perte de la biodiversité qui remettent en cause la durabilité de l’agriculture pluviale.
Or ce que la pandémie de la Covid-19 a mis en lumière c’est le lien entre le modèle agroalimentaire dans ses deux composantes : agriculture intensive et destructrice des écosystèmes et de l’habitat des animaux sauvages qui sont porteurs de virus et une alimentation de plus en plus carnée qui nécessite de plus en plus d’intensification et de destruction du couvert végétal et des habitats naturels afin d’étendre les superficies cultivées.
Ce cercle vicieux est décrit comme étant l’âge de l’anthropocène, à savoir une «ère géologique marquée par l’empreinte irréversible de l’homme sur la biosphère et le système terrestre».
Réchauffement climatique et crises sanitaires
L’effet de l’homme se manifeste à la fois par les émissions des gaz à effet de serre et leur impact sur le réchauffement climatique. Il se manifeste aussi par la généralisation d’un modèle de consommation de plus en plus carné qui se traduit par la perte de la biodiversité et donc de la capacité de résilience des écosystèmes et surtout la disparition de certains réservoirs de biodiversité et la mise en circulation, à l’échelle mondiale, de virus et plus largement de zoonoses, dont certaines peuvent s’avérer pathogènes pour l’homme, pour les animaux domestiques et/ou pour certaines plantes cultivées.
Or on assiste, dans les pays du nord à une prise de conscience qui a conduit à réfléchir à des stratégies prospectives afin de faire face à de futurs crises qui pourraient être plus graves que celle que nous connaissons actuellement. Ces stratégies ont comment les éléments suivants…
Le premier est la prise de conscience du rôle de l’agriculture comme facteur aggravant du réchauffement climatique. L’agriculture tant un des principales sources d’émission des gaz à effet de serre. Mais elle est aussi potentiellement un de facteurs pouvant constituer un capteur de ces gaz, du moins pour certains modèles de production moins gourmands en énergies fossiles et plus orienter vers des techniques d’agro-écologie, permettant ainsi de conjuguer adaptation et atténuation des changements climatiques.
Le second a trait à la relocalisation des productions agricoles qui ont été délocalisées au profit de produit à plus haute valeur ajoutée. Ainsi certains pays du nord cherchent-ils à consolider leur sécurité alimentaire en relocalisant certaines productions, comme par exemple certains fruits et légumes ou les aliments de bétail, afin de garantir un approvisionnement plus sûr de leur marché. Cette relocalisation risque ainsi de priver certains pays du sud, dont la Tunisie, de certains débouchés pour leurs productions dont le développement a été mis en place pour répondre à cette demande.
Le troisième est en rapport à la reterritorialisation du système alimentaire et le rapprochement de la production des lieux de consommation. Ce phénomène s’est bien développé lors de cette crise de la Covid-19 avec le développement des circuits courts et de proximité. Il met hors-jeux les productions qui doivent voyager sur de longues distances et dont l’empreinte carbone est de ce fait fort élevée.
L’agriculture tunisienne ne maîtrise plus son marché
Face à tous ces changements, l’agriculture tunisienne, qui a perdu la maîtrise de son marché intérieur et qui risque de perdre aussi ses débouchées à l’international, se trouve dans une situation difficile du fait qu’elle doit affronter les effets du changement climatique et la dégradation des ressources en eau et en sol, doit se réformer et adopter un nouveau modèle de développement basé sur trois dimensions.
Sur le plan technique et agronomique, le choix devrait être fait dans la direction de l’intensification écologique et l’agroécologie qui à l’inverse de la révolution verte met en avant la richesse des mécanismes naturel et permet de concilier une augmentation de la production et une moindre consommation des intrants chimiques.
Sur le plan économique, l’orientation de la production vers les besoins du marché intérieur dans le cadre d’une diète plus en adéquation avec nos potentialités agricoles et le savoir-faire de notre paysannerie.
Sur le plan social, vers une agriculture familiale fortement ancrée dans les territoires et qui est le seule à même d’assurer à la fois les fonctions de fourniture d’aliment, de préservation de la biodiversité, de création et d’entretien des paysages et de préservation du patrimoine de ressources génétiques animales et végétales.
Mais cela ne saurait être réalisé sans une adhésion des consommateurs-citadins qui doivent prendre conscience que leur santé est tributaire d’une alimentation saine et équilibrée et qu’une augmentation du coût de cette alimentation peut être largement compensée par une amélioration de leur santé.
Dans tous les cas, il est urgent qu’une prise de conscience s’opère que ce changement de paradigme n’est pas un choix, mais une nécessité vitale, car la fuite en avant avec la poursuite du même modèle risque de conduire à l’effondrement suite à l’effet boule de neige où se combinent réchauffement climatique, perte de biodiversité, émergence de maladie et de ravageurs nouveaux et risque de survenue de crises sanitaires d’envergure planétaire, sans parler du risque d’aggravation des crises géostratégiques que connaît notre environnement international depuis une dizaine d’années.
* Universitaire et syndicaliste.
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