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Le poème du dimanche: «Il y a un beau pays dans sa tête…» de Tristan Tzara

Tristan Tzara, de son vrai nom Samuel Rosenstock, né le 16 avril 1896 à Moinești en Roumanie, et décédé le 24 décembre 1963 dans le 7ᵉ arrondissement de Paris, est un écrivain, poète et essayiste de langues roumaine et française et l’un des fondateurs du mouvement Dada dont il sera par la suite le chef de file.

La famille Rosenstock fait partie des 800 000 personnes juives recensées à qui le code civil en vigueur, à l’époque, interdit la citoyenneté roumaine.

Élevé dans une certaine aisance matérielle grâce au père qui est cadre dans une société d’exploitation pétrolière, Samuel connaît une enfance et une adolescence sans histoire. Il suit un cours sur la culture française dans un institut privé, s’éveille à la littérature au lycée Saint-Sava et s’inscrit en section scientifique pour le certificat de fin d’études au lycée Mihai-Viteazul. C’est un bon élève et ses professeurs notent son ouverture d’esprit et sa curiosité intellectuelle infatigable.

L’atmosphère provinciale de Bucarest ennuie Tzara qui rêve de partir. Contre l’avis de son père, mais encouragé par Janco qui le presse de le rejoindre à Zurich, il quitte la Roumanie pour la Suisse, pays neutre accueillant la jeunesse d’Europe refusant la guerre. Il s’inscrit à l’université en classe de philosophie. Mais l’ennui le gagne à nouveau : «les sensations de bien-être devinrent rares et tous les plaisirs étaient catalogués : les excursions, les cafés, les amis…» Il faut l’enthousiasme contagieux de Janco pour l’empêcher de retourner à Bucarest.

En 1915, il adopte le pseudonyme de Tristan Tzara : Tristan en référence au héros de l’opéra de Richard Wagner, Tristan et Isolde, et Tzara parce que cela se prononce comme le mot roumain ţara qui signifie «terre» ou «pays». Le nom entier se lit comme le roumain «trist în ţara», «triste dans le pays [natal]»

Défendant l’individualisme et la liberté totale des artistes, refusant tout dogme et valeur établis, son anticonformisme lui vaut d’être appelé à Paris pour contribuer à la revue ‘‘Littérature’’. Avec André Breton, Guillaume Apollinaire, Philippe Soupault et Louis Aragon, il s’active pour désintégrer la structure traditionnelle du langage. En 1930, lassé du nihilisme, il rejoint le surréalisme et annonce la mort du mouvement Dada en 1922.

Tristan Tzara rejoint le Parti communiste en 1936, essayant de le concilier avec le surréalisme, mais le quitte en 1956, suite à la répression communiste de la révolution hongroise. En 1931 sort ‘‘L’Homme approximatif’’, suivi de ‘‘Parler seul’’ (1950) et de ‘‘La Face intérieure’’ (1953), œuvres dans lesquels le nihilo-destructeur se mue en poète lyrique plus mature. Tristan Tzara repose au cimetière du Montparnasse.

Il y a un bien beau pays dans sa tête
là où la promesse du ciel le touche avec sa main
nue est la peau du ciel et écorchée par les grappes de rochers
les raides itinéraires des convois de ronces
ont limité de l’air les fiévreux profils
et dans la citerne de sa mémoire l’essaim des peuplades
mûries dans les perfides nivellements
désagrège l’écume haletante la raison sans issue
son maudit chavirement transit là où finit ta volupté grandit le vide
se casse l’éperon des steppes sordides contre la piste des dolmens
ventilateur râclant dans le cercueil de résonance du ravin
ravin grisé de profondeurs gémissantes
capitonné de fines écritures de vertiges dédaigneux et d’algues
nos regards glissant de verticale en verticale se dissolvent
dessinent des yeux d’huile sur leur flaque
ainsi je te regarde au pied de la montagne
assise comme la nuit est prête à se répandre
et sur les marches creusent qu’enfilent tes allures
s’est faufilé lé mort haleine d’apaisement

mais sur la passerelle qui tient dans sa balance
le plateau de la rive et le pont du navire
tu chancelles flux du jour
portant les petits miracles de tous les jours
sur le flot de tes bras et derrière toi la nuit geigne
avec des torches et du gibier elle vient éparse
déboutonnée jetant dans les fossés et dans les mines
de gros morceaux de gras orient
et le vent se lève écartant la nuit suffocante
comme crient au secours les yeux écarquillés
et bras en l’air frappant les guenilles de l’air
et déchiquetée par des accès de chacal dans les montagnes
la nuit se laissa choir couche par couche dense
cataracte en gradins d’asthme descendant dans les arènes
battue vaincue muette jusqu’à l’ouverture des portes du lendemain

une courbe jetée au loin frémit dans le regard
le vol durci d’acier d’un oiseau oblique
d’hiver est son remous de diamant le bec
tirant son crissement acide sur le verre dépoli
qui sur le vierge abîme te porte insondable
repas de deuil gisant dans un flocon blafard de brume

ne sens-tu pas la longue égratignure sur ta poitrine tendue
prolonge du violon la passagère humeur
taillé dans le talus le fil de la rivière
cheveu perdu une larme une lame de couteau
a fui la plainte oisive de la crête de craie
qui émergeant des fards écarte les pétales
et sur les plaines enceintes de villageois espoirs
amoncelle des blancheurs successives de lit

les grottes se creusent dans l’amas de ton âge
d’où descendent de robustes stalactites
et le froid éteint l’air grisonnant
pareilles à la folie les morsures calcaires que les songes ont
glacées
le long des paupières de la terre ouverte avec les ongles
ont tracé dans ta vie les sanglantes obscurités
dont les sentiers vivants sont seuls ma lumière
et loin dans la tempête de l’être est blottie l’enfance des passions
massée en débris de cris ardents de craintes
à la racine du monde dans les berceaux des germes
l’homme nidifie ses sens et ses proverbes

tressés de cils les puits inarticulés sur les récits
abritent le matin dénudé de doute et de prière
soulève le couvercle de la prison des voix
que même à la dérive elles puissent humer l’éloquence des chocs
et démêler les convulsions les culbutes des signes
s’accrocher aux caps mauvais sourcils du monde
qu’elles puissent retourner la trajectoire de l’ordre
ou abreuver la marche des sourires le long des caravanes
le sol qui oublié sur le cadran des vignes
fermente le sel de nos étreintes remet sur la voie
la soucieuse chair hésitation latente
vois-tu l’alignement de cadavres en moi
c’est le pont des douleurs en rangs coagulés d’âges
la mourante oscillation des sentiments qui ne s’allument plus
au frottement des yeux contre la dure lumière tu vois
malgré l’argument à jeter des lettres de pluie dans la boîte à ordures
les plantes grimpantes de tes veines
luttent avec le poids de la lumière escarpée
spasmodiques leurs doigts encerclent ma tête et la nuit
dégage les lois du carrousel d’épines
cerveau dont les canaux à l’aube aboutissent
au nœud du jour et de la nuit quand ils se serrent les mains
à la source des routes bordées de duvets et de dents
le temps court les rues le long des adieux
tandis que sur l’écran les jongleries du démon remonté
crépitent en fugitives étincelles tissées d’eau
et dans les cœurs les sonneries des fanfares épaisses
portent les années à la conquête des courroux
maintenant la coupole du silence enfonce son bonnet sur la ville
un ange ne craint pas de rester suspendu en l’air
après avoir jeté la clef par la fenêtre
quel est ce sourire perpétuel qui nous regarde
et que les nuits d’été nous appelons mystère
le secret à ton oreille fait pousser des fleurs des fruits en boucles
d’oreilles
l’alphabet de ton collier de dents
tu es si belle que tu ne le sais pas
à la lueur des colonnades antiques cadenas de rimes
il porte au ciel sa lettre d’amour
sans le trouver sans le trouver
le train déchire le pays

les plans enveloppent les plantations
les plans déploient leurs plumes de paon
sur le front des auréoles mais à l’abri
le grand tailleur coupe les herbages de la terre
étalées les rumeurs des oasis sèchent d’un pôle à l’autre lobe d’oreille
défiant les cimes apoplectiques
l’oiseau s’écrase se rue de crise en crise
vers les écumants torrents de crinières et de malaises
là-haut les glaces brisées sur la tête du pays
carillonnent du ciel les glorieux reflets
montagnes lisses et musclées sur lesquelles les voix se cabrent
montagnes drapées dans des flores d’infini
boucliers incrustés dans les glabres chairs
car les météores s’affranchissent des vertus spectrales
cuirasses froissées dans les poches océan
montagnes peignées lacérées et drues crevasses
le lacet des flancs en pente serre le corset de la vallée
les clameurs martèlent les soutes de l’être

et parsemé de pierreries le lézard sablonneux traîne sa trace de
sentier
défriche la glace encombrée de crustacés
parcourus par les faucilles tombent
des jets d’éclair les rudes coups
dans le tambour des jeux massifs

ainsi s’entasse l’homme ramassant les générations perdues
des paniers de vendange
dans le sac de la colline que d’autres tourments rouleront devant eux
chacun sa tourmente d’un bout à l’autre serrant les brides des chemins
brisant les serres où servent les nains
chacun sa tourmente d’un bout à l’autre chante
aux tournants dangereux
menant les mères et les plantes par la main
que d’autres tourments rouleront devant eux
tombeaux de vin tournant au son des averses l’orage
assourdis les étés de nos couches dans le sang
jusqu’à l’éclat des bornes en solaires morceaux de houle
les barques craquent à l’appel affalé du traître fond
par lequel glisse fugitif un autre fond tombant de fond en fond
de transparence en transparence il n’y a que les sondes astrales
qui ramassent
des heures de verre la céleste moisson
mais l’homme à ses peines se confie
et dans les greniers de sa tête les rats se gorgent d’infini
homme marqué de ponctuations mortuaires
balayé à l’intérieur par les courants de frénésie et d’air
le hibou figé sur ton épaule
t’enfonce dans la tête sa dure clairvoyance
la stérilité du châtiment fixe

maigre puits moulin tourné par l’âne funéraire
l’enchevêtrement des couronnes de détresses
les mains de l’escalier roulant
déversent des hommes qui s’aplatissent et s’engouffrent en piles
transparentes
dans le détroit sans fin et sans augure
l’ouragan a retiré sa loterie de leur nuit
a retiré les étoiles de leurs yeux
et les cloches de la nuit il les a renversées dans la mer
et les mers aussi il les a renversées
voilà ce que nous savons des mers renversées dans le puits du ciel

cependant de la lumière le halo caillé
une tiare d’encens sur le chef du promontoire
éclot des nattes saturniennes
et debout incandescente lampe ton cœur dans la main
cueilli dans les urnes débordantes d’angoisses
phare clignant du soleil
ton œil passé par tous les trous les défaillances des heures
prophétise la surprenante clarté du chemin

qui nous sortira des encombrements des choses et de la chair
les applaudissements de la mer se brisent contre toi
digue tragique et raidie sur la première marche de l’amphithéâtre
vieux pli de pierre sur le front éprouvé du monde
les épaves et les décombres jetées dans la mer
et celles de la mer dans le monde
soucieuse ride de terre congestionnée
amarrée dans la gorge des ténèbres marines
cramponnée à la noirceur de la poupe hardie de l’avenir
faisant face aux griffes fonçant dans les vagues debout
sillon trempé dans l’inconcevable imprécation du temps
jusqu’à la consommation des siècles
jusqu’à l’épuisement des cyclones dans les entrepôts élyséens
pauvre petite vie perdant pied chaque jour
culbutée basculée précipitée pauvre vie
pauvre vie harcelée par les présages fauves piétinée
et pourtant : mâchoire d’inébranlable éternité et insolence
fortifiée et crénelée jusqu’au sommet de dieu
que nul oeil n’a pu gravir
nulle joue chauffer d’humaine tendresse
mais à quoi bon gravir le pic filtrer les nues
quand l’humaine tendresse ne sait plus chauffer mes joies
qu’importe l’ami le seul la nuit l’ennui
je porte en moi la mie de pain la mort l’ami
et le degré de froid chaque jour augmente en moi ami
devient ami qu’importe l’habitude
qu’importe l’ami le seul la nuit l’ennui
un jour un jour un jour je mettrai le manteau de l’éternelle
chaleur sur moi
enfoui oublié des autres à leur tour oubliés des autres
si je pouvais atteindre le lumineux oubli

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