Après la réussite des meetings du Parti destourien libre (PDL) à Monastir, Sousse, Béja et Sfax, et les sondages qui place ce parti en haut du tableau pour d’éventuelles législatives, et très loin devant ses adversaires, il serait intéressant de replacer le succès du PDL et de sa présidente, l’avocate Abir Moussi, dans les mutations sociologiques accélérées que connaît la Tunisie depuis une dizaine d’années.
Par Hélal Jelali *
S’il y avait des militants politiques qui n’avaient pas chômé au lendemain du départ de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, ce sont bien ceux de son parti le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Dans les grandes villes comme Tunis, Sousse ou Sfax, ils étaient plutôt discrets. En revanche, dans les villes moyennes et les villages, leurs réseaux se sont maintenus fortement.
Après le choc provoqué par la disparition de leur parti, une majorité de ces militants avaient fait les yeux doux aux islamistes et certains avaient carrément rejoint Ennahdha. Des «gros bras» du RCD avaient même rejoint les fameuses Ligues de protection de la révolution (LPR), des milices violentes au service du parti islamiste, et selon un rapport d’International Crisis Group (ICC), parmi les miliciens du parti de Ben Ali, une minorité avait changé de dressing en achetant des Qamis – la tenue afghane – et troqué la moustache pour une barbe bien garnie, et rejoint le groupe islamiste radical Ansar Charia une ruse pour se protéger d’éventuelles riposte des revanchards.
Il restait une faction de cadres benalistes qui va suivre Nidaa Tournes, Afek Tournés, Al-Moubadara, et des petits partis régionaux et locaux. Les plus fidèles du président déchu ont créé la surprise avec les résultats des élections de la Constituante: 26 élus sur la liste de la Pétition Populaire.
Les Rcdistes n’ont jamais quitté les arcanes du pouvoir
Tous ces nouveaux partis avaient traité leurs électeurs comme une rente, parfois comme capital boursier, des obligations. Cette attitude des partis à l’égard des électeurs avait provoqué sa «volatilité», son instabilité et enfin sa défiance.
Certains observateurs pensent que les Rcdistes n’ont jamais quitté les arcanes du pouvoir, parce qu’ils ont su rapidement mettre à niveau leurs réseaux dans les nouveaux partis grâce à leur bonne connaissance de l’administration et des rouages économiques du pays.
Aujourd’hui le parti islamiste est affaibli, les autres sont en soins palliatifs, les anciens du RCD, divisés et éparpillés naguère, cherchent aujourd’hui une autre sortie et, soudain, apparaît Abir Moussi…
La patronne du PDL est un symptôme et non un syndrome. Le symptôme d’une mutation sociologique accélérée que connaît la société tunisienne depuis ces cinq dernières années. Aujourd’hui, les sondeurs et les enquêtes d’opinions ainsi que certains médias esquivent cette question : combien de Tunisiens regrettent-ils les années Ben Ali? Si vous vous pointez dans les cafés des villes moyennes et des villages, vous allez être plus que surpris par le pourcentage… des avis favorables.
Quand l’historien Hichem Djaït déclare dans un entretien accordé à ‘‘Acharaa Al Magharibi’’ que l’élite politique et les technocrates de Bourguiba et de Nasser sont meilleurs que ceux d’aujourd’hui… Quand Ahmed Nejib Chebbi, célèbre opposant à la dictature du RCD, nous rappelle, récemment, que le niveau de vie des Tunisiens était meilleur sous Ben Ali qu’aujourd’hui… Voilà qui explique le pourquoi et le comment de Moussi.
Abir Moussi écrase politiquement les petits partis
Certes, depuis six mois, la présidente du PDL reste enfermée dans un feuilleton de politique spectacle destiné à mobiliser ses troupes. Et c’est encore une stratégie de rente à l’égard de ses électeurs, dans laquelle avait excellé le président de Qalb Tournés, Nabil Karoui, lors de ses tournées caritatives.
Pour le moment, en affrontant avec véhémence Ennahdha, elle écrase politiquement les petits partis et ouvrirait, peut-être, la voie à une bipolarisation de la scène politique. Elle a choisi un discours structuré, charpenté, et surtout bien ancré dans la mémoire collective. «Vous croyez à la résurrection politique, suivez-mois !», dit-elle à ses partisans. Le maître de ce jeu de phénix n’était-ils par l’ancien président Béji Caïd Essebsi? Par ailleurs, elle balaie violemment l’esquive et la feinte, spécialités de nos politiciens. Elle a démoli la langue de bois et la phraséologie policée dans le débat public.
Sur le volet de son conservatisme, elle se met dans une posture populiste et électoraliste qui pourrait provoquer encore une «volatilité» de ses électeurs et partisans. À part la nostalgie, est-ce que les références aux valeurs du Néo-Détour des années 1950-1980 ont-elles un sens aujourd’hui et peuvent-elles créer une dynamique ou proposer perspective? Ce serait de l’enfumage de répondre par l’affirmative… La Turquie kémaliste à failli disparaître définitivement devant la déferlante islamiste de Recep Tayyip Erdogan. Le seul qui l’avait compris, c’était Habib Bourguiba Junior, qui répétait souvent, dans les années 1970 : «Mais il n’y a pas de Bourguibisme , sans Bourguiba».
Dans une période d’incertitude et de crise socio-économique aiguë, l’électorat est entré dans une zone de fluctuation et d’errance à la recherche de son «salut» et de son «sauveur»… Abir Moussi leur offre «le droit de rêver», comme l’ont fait l’islamiste Rached Ghannouchi et le libéral Béji Caïd Essebsi, avec en plus, le projet d’un État national plus autoritaire, et un leader nettement plus jeune et plus fougueux.
Le PDL mettra-t-il fin à la fluctuation» de l’électorat tunisien ?
Dans les processus démocratiques qui avaient suivi les dictatures dans les pays de l’Europe de l’est, comme la Roumanie ou la Pologne, et d’Amérique Latine, le syndrome des «revenants» avait toujours existé. Les amis du Chilien Pinochet ou du roumain Ceauscescu ont-ils réellement quitté le pouvoir, après le départ de leurs chefs respectifs ? La réponse est bien sûr que non…
Revenons à la «fluctuation» et à l’errance de l’électorat tunisien, son origine serait la politisation des zones rurales depuis 2012. Leurs habitants ne s’étaient jamais sentis concernés par la politique durant le règne de Bourguiba et celui de Ben Ali. Avec la diversité des médias, des réseaux sociaux et les smartphones, cette frange de la population connaît ces dernières années un intérêt, sans précédent, pour le débat public. Devant l’indigence de l’offre politique, les électeurs de ces zones rurales ne savent plus à qui ils devraient se tourner… Un vrai jeu de casino électoral que Abir Moussi tente de conquérir. Mais attention, qui dit casino électoral dit aussi feuilles de pailles après.
* Journaliste tunisien basé à Paris à la retraite.
Donnez votre avis