Alors qu’en Tunisie, l’Assemblée peine depuis 6 ans à faire élire les membres de la Cour constitutionnelle, il convient de rappeler qu’aux Etats-Unis, l’une des plus anciennes démocraties du monde, il n’a pas fallu plus de 48 heures à George Washington pour installer toutes les institutions de la jeune république.
Par Mohsen Redissi *
Le premier président américain George Washington (GW) de la toute jeune naissante nation américaine a dû tout inventer, du cabinet présidentiel en passant par les departments (ministères) ou autres appareils du nouvel Etat. Le devenir de la jeune république repose entre ses mains. Il a en l’espace de quarante huit heures chrono, à savoir deux séances consécutives du Sénat américain au grand complet, donné vie au troisième pouvoir sans coup férir. Personne n’a crié au scandale. Personne ne l’a fait avant ou après lui. Un président à tout faire.
Planteur en Virginie, général de guerre triomphateur qui a mené des soldats hétéroclites à terrasser la puissance coloniale du royaume où le soleil ne se couche jamais. La puissance de GW réside dans sa clairvoyance. Il veut éviter à tout prix le legs britannique dans sa façon de tenir justice.
Muette comme une carpe
La Constitution américaine reste très silencieuse sur tant de questions, dont la Cour suprême. Elle est la seule cour spécifiquement établie par la Constitution. Son acte III, section 1 crée une institution sans avoir défini au préalable son esprit, laissant ainsi le champ libre aux législateurs : «Le pouvoir judiciaire des États-Unis sera confié à une Cour suprême et à telles cours inférieures dont le Congrès pourra périodiquement ordonner l’institution. Les juges de la Cour suprême et des cours inférieures conserveront leurs charges aussi longtemps qu’ils en seront dignes et percevront, à échéances fixes, une indemnité qui ne sera pas diminuée tant qu’ils resteront en fonction».
Autorité judiciaire la plus haute dans une démocratie, la Cour suprême, la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’Etat a pour tâche de trancher en dernier recours. Elle examine les décisions, les textes de loi, les traités, les décrets présidentiels par rapport à leur conformité avec la Constitution. Leurs décisions restent sans aucune possibilité d’y faire appel.
Un choix régalien
Traditionnellement, c’est au président américain qu’incombe la tâche de choisir et de proposer au Sénat les personnalités politiques ou les professionnels qu’il considère proches de ses convictions politiques ou idéologiques. Des surprises surgissent de temps en temps. Au cours de leur longue carrière, les juges de la Cour suprême surprennent et font pencher la raison à l’appartenance. Leur inamovibilité les libère du joug de leur «fournisseur d’accès» et font montre de leur ouverture d’esprit.
Le premier Congrès a voté la Loi sur la magistrature en 1789 (Judiciary Act of 1789) Accessed March 25, 2021 (1) créant le pouvoir judiciaire : à la tête de la Cour suprême un juge en chef (Chief Justice) et cinq juges assesseurs (Associate Justice), 13 districts fédéraux divisés en trois circuits. Le président Washington signe la loi le 24 septembre 1789 et soumet le même jour les listes dans une lettre adressée au Sénat From George Washington to the United States Senate, 24 September 1789 Accessed March 25, 2021 (2) de ses candidats pour remplir les positions vacantes fraîchement créées. Le 26 septembre de la même année, le Sénat confirme toutes les nominations. Le président Washington signe le jour même les documents officiels de leur nomination. Il vient ainsi de donner vie d’un trait de sa plume au troisième pouvoir du gouvernement fédéral américain. Un fait unique jamais accompli auparavant. La Cour suprême des États-Unis se réunit pour la première fois le 2 février 1790.
La shortlist
À cette époque, George Washington hésitait entre trois candidats qu’étaient Jay, Rutledge et Wilson qu’il considérait tous les trois dignes et capables de diriger la première Cour suprême. John Jay venait de l’État de New York peu représenté au sommet de la hiérarchie administrative. Un avantage géographique de taille. Washington le choisit pour rétribution et redistribution équitable des hautes responsabilités dans la jeune république.
Washington a également recherché un équilibre géographique pour les juges associés en sélectionnant chacun des membres d’un Etat différent : le nord, le centre et le sud des treize colonies de l’union. Il a choisi les noms et préétabli sa liste bien avant pour ne pas être pris de court. Comme membres de la nouvelle autorité, il a sélectionné : John Jay, juge en chef de New York et co-auteur de « The Federalist Papers » (Le Fédéraliste); James Wilson de Pennsylvanie, cosignataire de la Déclaration d’indépendance; John Rutledge de la Caroline du Sud, qui a joué un rôle majeur pour la Convention constitutionnelle de 1787; William Cushing, juge en chef de la Cour suprême du Massachusetts; John Blair Jr., membre de la première cour d’appel de Virginie et présent à la Convention constitutionnelle de 1787 de Philadelphie; Robert Hanson Harrison, aide de camp de Washington pendant la guerre d’Indépendance puis son secrétaire militaire ainsi que juge en chef du Maryland. Il a malheureusement été emporté par la maladie avant d’accepter le poste.
Des juges remarquables
Le facteur géographique n’est pas l’assise centrale pour mener à bien une entreprise périlleuse. Washington a pris en compte d’autres critères essentiels. Les candidats doivent comme lui adhérer à l’esprit de la Constitution et avoir soutenu avant de rejoindre son équipe l’idée d’un gouvernement fédéral fort. Parmi ses critères : des juges qui comprennent l’importance d’un exécutif puissant; des juges venus de nombreux États clés; des juges qui représentent la diversité géographique, cherchant de la sorte à établir des liens émotionnels avec le nouveau gouvernement fédéral et à favoriser le nationalisme parmi les citoyens de tout le pays; des juges remarquables dans leur Etat.
Dans une lettre de 1790 adressée à tous les candidats, Washington mesurait la difficulté de leurs nouvelles tâches en leur disant: «J’ai toujours été persuadé que la stabilité et le succès du gouvernement national, et par conséquent le bonheur du peuple des États-Unis, dépendraient dans une large mesure de l’interprétation et de l’exécution de ses lois», et d’ajouter pour donner de l’importance aux qualités morales et professionnelles de ses candidats proposés à la Cour suprême : «lors de la nomination de personnes à des fonctions, et plus particulièrement au sein de la justice, mes opinions ont été largement guidées par les personnages qui ont été remarquables dans leur Etat.»
Le prestige de siéger à la haute cour fédérale n’a pas empêché bon nombre de ces magistrats à décliner la nomination. Les juges de la Cour suprême exercent aussi dans les tribunaux de districts couvrant de larges zones géographiques. Ils passent de nombreux mois à sillonner le paysage. Le maigre salaire et les longues distances à cheval ou en calèche pour rallier la capitale ont eu raison de la bonne volonté de certains et une santé fragile a fini par décourager les incertains. Ils ont préféré garder leur carrière principale dans des coins reculés que de siéger à la haute magistrature. En réponses à ces plaintes, le Congrès a adopté une loi sur la réforme judiciaire en 1801 qui crée des tribunaux cantonaux pour les appels, évitant ainsi le déplacement des juges de la Cour suprême.
Washington a cherché à garantir une ceinture de soutien pour tous ses candidats, Cour suprême et cours de districts sans exception, afin de faciliter leur passage devant l’examen du Sénat. Il a mené des enquêtes approfondies sur les candidats proposés à occuper des fonctions dans le système judiciaire, le meilleur moyen pour lui d’éviter de ternir l’image des candidats.
Le président Washington a nommé en une seule fois 28 juges pour siéger à la Cour suprême et aux tribunaux de district. Au cours de sa présidence, deux mandats successifs en 1789 et en 1792, il a nommé 38 juges fédéraux, dix juges pour la Cour suprême en 1796 dont deux juges en chef en la personne de John Jay et d’Oliver Ellsworth. Un record jamais égalé.
Washington a également estimé que «dans l’accomplissement de cette partie de mon devoir, je pense qu’il est nécessaire de choisir une personne qui est non seulement professionnellement qualifiée pour s’acquitter de cette importante confiance, mais aussi une personne connue du public et dont la conduite rencontre son approbation.»
Un hommage du président George Washington aux hommes en robe. Leur probité professionnelle fait que rendre la justice est le reflet des lois dans les Etats de l’Union; leur intégrité les blanchit de toute malversation ou l’once d’un soupçon.
* Fonctionnaire international à la retraite.
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