C’est sous la forme d’une lettre ouverte à Monsieur Kaïs Saïed que j’ai choisi de construire cette réflexion sur ce qui se passe –sur ce qui ne se passe pas, devrais-je dire– dans notre pays depuis plus d’une quinzaine de mois. Trois chefs de gouvernement ont été désignés et le pays en est encore au même point : un premier gouvernement, celui de Habib Jemli, qui n’a même pas décollé; un second, celui d’Elyes Fakhfakh, qui explose en plein vol au bout de six mois; et un troisième, celui de Hichem Mechichi, qui fait du surplace depuis sa nomination, en septembre 2020.
Par Moncef Dhambri *
Monsieur le président de la République,
Tout d’abord, et pour lever toutes les ambiguïtés qui pourraient planer sur la motivation de cette correspondance, sachez, Monsieur le Président, que, dans cette crise institutionnelle et cette partie de bras de fer qui vous oppose à Rached Ghannouchi et Hichem Mechichi, je vous renvoie tous les trois dos-à-dos.
Je ne soutiens pas le chef nahdhaoui et président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), Rached Ghannouchi, et je ne le soutiendrai jamais, pour son esprit retors, sa perfidie, son attachement maladif à tout détruire pour ne rien construire, pour son nihilisme –qu’Allah lui pardonne, pour ma part, je ne l’excuserai jamais d’avoir fait tant de torts à la Tunisie, depuis son retour d’exil en 2011.
Je ne soutiens pas, non plus, Hichem Mechichi, le chef du gouvernement que vous avez choisi vous-même, pour qu’il soit votre Premier ministre, mais il a refusé d’honorer le contrat qu’il a conclu avec vous –à l’insu du peuple tunisien. Votre ennemi numéro 1 ou 2 –on ne sait plus où on en est, avec vous trois– s’est avéré plus ambitieux et moins docile que vous ne le croyiez. Il a découché et vous voilà en fureur contre cette infidélité.
Venons-en à vous, à présent : le 13 octobre 2019, je n’ai voté ni pour Nabil Karoui ni pour vous. Le patron de Nessma TV et président de Qalb Tounes traînait de si nombreuses casseroles pour qu’on lui confie les clés du palais de Carthage. Vous êtes aujourd’hui le président de tous les Tunisiens et, en démocrate qui se respecte, mon bulletin blanc ne me permettra jamais de contester votre légitimité. Ce que je conteste, par contre, c’est ce que vous avez fait ou n’avez pas fait, depuis votre prestation de serment.
En dix-neuf mois à la tête de l’Etat tunisien, il n’y aurait pas grand-chose à dire. Joe Biden, ‘Joe l’endormi’, à sa place, a explosé tous les records de l’efficacité et, en 100 jours seulement, il a détricoté plus de 50% de ce que son prédécesseur à la Maison Blanche a fait en quatre années.
Comparaison n’est pas raison, me diriez-vous. Les Etats-Unis ne sont pas la Tunisie et le système politique américain accorde de plus amples prérogatives au chef de l’exécutif. À bien regarder, il n’y aurait que ces différences entre vous et le 46e président des Etats-Unis.
À bien regarder également, vous disposiez et disposez encore de confortables popularités, que ce soit celle des urnes du scrutin de 2019 (plus de 72% des votes exprimés) et celle des sondages d’opinion actuels qui font de vous l’imbattable compétiteur de la présidentielle de 2024.
Qu’ont reçu les Tunisiens en retour de cette confiance qu’ils ont placée en vous ?
Il y a eu, pour commencer, ces détails anecdotiques, folkloriques qui resteront toujours la marque de votre style présidentiel : que ce soit lorsque vous avez refusé de vous installer au palais de Carthage; lorsque vous vous adressez à nous dans un arabe littéraire si châtié qui nous a obligés de réviser les règles des النحووالصرف, pour pouvoir vous comprendre; lorsque vous achetez votre baguette comme tout le monde ou vous prenez votre p’tit noir au café du coin.
Tout cela peut plaire «au peuple qui veut». Mais y a-t-il de votre part, Monsieur le Président, autre chose pour le «peuple qui a besoin» ?
Non, apparemment rien.
Rien qu’un ésotérisme impénétrable et une faiblesse coupable.
Monsieur le Président, vous ne supportez pas la contradiction, vous déconstruisez la jeune démocratie tunisienne, vous êtes une figure militante qui se cantonne dans le camp du bien et rejette le reste, c’est-à-dire le mal de «la corruption qui complote dans des chambres obscures», «qui ne veut pas de bien au pays et au peuple» et que «l’Histoire et Dieu jugeront le jour venu…»
Monsieur le Président, nous n’avons reçu de vous que cette haine de tous les autres, cette aigreur, ce rejet constant de la différence, de l’opposition et de la contradiction. Que vous détestiez Ennahdha et Al-Karama, soit. Que vous rejetiez Qalb Tounes de Nabil Karoui et le Parti destourien libre (PDL) de Abir Moussi, soit aussi. Que vous ne fassiez pas confiance à la société civile ou aux corps intermédiaires, soit encore. Que vous vous méfiez des médias, nous pouvons le comprendre aussi. Mais qu’à la place de tous ceux-là vous n’ayez pour alternative que votre indéfinissable «peuple qui veut», cela représente, avouons-le, une pauvre proposition et suscite l’inquiétude.
On ne trouve pas auprès de vous, Monsieur le Président, la sérénité dont les Tunisiens ont besoin. Vous gagnerez énormément –et notre pays avec vous– à ce que vous soyez plus clair et que vous inspiriez moins de mystère et plus de praticité.
Toute cette tragi-comédie de l’impasse politique, que nous vivons depuis quatre mois, est déjà allée trop loin. Il est temps de calmer le jeu et de revenir à l’essentiel.
Disons les choses comme elles sont, avec des mots bien crus pour que tout le monde les entende, les comprenne et saisisse l’ampleur et la gravité de la situation : vous, M. Kaïs Saïed, et les deux autres gugusses (Rached Ghannouchi et Hichem Mechichi), vous êtes en train de nous faire perdre notre temps.
Nous vous demandons instamment de cesser vos enfantillages et de vous mettre sérieusement au travail.
* Universitaire.
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