Souvenirs d’enfance dans la ville de Sfax dans les années 60, sans télé, game-boy, jeux vidéo et ordinateur, ni smartphone ni internet ni facebook, mais une enfance riche et heureuse tout de même. De quoi donner des ailes un enfant et en faire un homme…
Par Abdellatif Maatar *
«Oh ! Combien les temps ont changé !» se disent inlassablement, le cœur serré, les gens de ma génération, nés au milieu du siècle précédent. D’autres plus vieux, ne comprenant rien de ce qui se passe sous leurs yeux, s’abstiennent de tout commentaires, tellement ils sont abasourdis. À vrai dire, aucune autre génération n’a connu dans le passé autant de changements de sa condition en l’espace d’une seule vie.
Il ne s’agit pas en fait de simples changements. C’est des bouleversements à tous les niveaux, et l’on ne sait pas ce que cache encore l’avenir. On sait bien pourtant comment on vivait dans le passé. On s’en souvient avec beaucoup de nostalgie et on aime bien partager avec d’autres des souvenirs qui dévoilent l’écart qui sépare le passé du présent. Mais à quoi ça pourrait servir ? Assurément, ça n’arrêtera pas le cours irréversible des changements baptisés «progrès technologiques», ni celui des événements sociopolitiques officiellement déguisés sous la bannière de «transition démocratique». Ça pourrait servir à se soulager, tant soit peu, d’une perplexité de plus en plus insupportable, entre des personnes qui se sentent étrangères, déboussolées, sans repères, dans une réalité qui leur échappe? Peut-être. Ça pourrait servir aussi à porter des témoignages utiles à beaucoup de jeunes incapables de concevoir comment vivaient leurs prédécesseurs quand ils avaient leur âge, dans leur ville qui n’a rien à voir avec ce qu’elle est devenue.
C’est pour cette raison que j’ai répondu favorablement à un ami qui m’a demandé d’écrire mes souvenirs d’enfance dans la ville de Sfax dans les années 60. Je demande à mon tour à tous mes semblables d’en faire autant.
«Les albums du grand Blek le Roc»
J’ai passé mon enfance sans game-boy, jeux vidéo et ordinateur. Il n’y avait pas d’internet et ses dérivés (Facebook, Youtube, Instagram, et que sais-je encore). Même pas de télé. Les nouveautés technologiques à l’époque, c’était la T.S.F et le téléphone qui n’étaient pas à la portée de tout le monde. Pourtant, les moments de joie et de bonheur n’y manquaient pas. Une joie qui me paraît maintenant plus authentique, et un bonheur inégalable. Trois activités me procuraient de tels sentiments d’épanouissement : lecture de BD – en premier lieu : les albums du grand Blek, rencontre avec des amis dans une salle de cinéma et baignade dans la plage dénommée Le Casino.
J’ai découvert «les albums du grand Blek» à l’âge de dix ans, quand je commençais à balbutier quelques phrases en français. Je dois cette découverte à mon frère aîné. Il était alors en sixième et moi en quatrième primaire, et donc il déchiffrait mieux que moi les textes français. J’étais curieux de savoir ce qu’il lisait avec délectation, ces petits bouquins qu’il apportait je ne sais d’où. Zembla, Akim, Kiwi, Blek le Roc… Je les ai feuilletés et l’hameçon a vite pris. Les images et les onomatopées aidant, les phrases dans les bulles ou dans les récitatifs ne me semblaient pas aussi sèches et difficiles que dans les textes opaques de la classe. J’ai appris qu’il les échangeait périodiquement chez un bouquiniste dans la médina, pas très loin de la grande mosquée, appelé Trigui si j’ai bonne mémoire. Je lisais tout après lui, mais je ne tarde pas à me cramponner aux albums du grand Blek. Lui, il préférait Zembla et je ne pouvais plus rester dépendant de ce qu’il voulait apporter à la maison. Le bouquiniste servait tout le monde et je pouvais me débrouiller pour avoir le prix de l’échange de mon album préféré. Ça coûtait cinq millimes (dourou) par livre. À l’époque, il ne m’était pas facile de me donner le luxe d’échanger plus qu’un livre par semaine. Dourou, ce n’était pas peu pour les enfants pauvres ! Mais Blek le Roc mérite bien quelques sacrifices, beaucoup plus qu’un croissant de chez le vendeur ambulant devant l’école. Quand je revenais chez moi avec un ou deux albums, c’était un véritable régal que je ne pouvais pas reporter pour plus tard.
Il est vrai, avec le recul du temps, que les aventures de Blek, créées par leurs trois auteurs italiens1 (Je ne savais pas que c’était traduit de l’italien) et dévorées par un grand nombre de lecteurs-gamins en Tunisie et en France, étaient un peu trop simplistes, illustrées par des dessins pas moins simplistes et pas toujours en couleurs et fonctionnaient toujours selon le même principe: un héros courageux et intrépide, secondé par des acolytes pittoresques apportant la note d’humour, tous jouant aux redresseurs de torts. Ça frôlait parfois la niaiserie, l’inadmissible. Mais peu importe. C’est fait pour des enfants, comme dans les contes de fées qui se moquent de la logique rigide des adultes. Ce qu’il en reste maintenant dans ma mémoire, c’est que mon rapport avec la langue française a commencé très tôt sous le signe de l’émerveillement grâce aux albums du grand Blek et non grâce aux cours de classe, que mes lectures de bédés ont frayé le chemin à mes lectures ultérieures de grands romans et que mon premier héros s’appelle Blek le Roc d’abord parce qu’il est une colosse aux longs cheveux blonds et à la musculature impressionnante, aussi parce qu’il incarne les grandes valeurs de liberté, de bravoure et de dignité.
Il y a avait sept salles de cinéma dans la seule ville de Sfax
La seconde activité indissociable de mes beaux souvenirs d’enfance se passait dans les salles de cinéma. Il y en avait sept 2 dans Bab Bhar de la ville de Sfax et elles animaient bien la vie des Sfaxiens, particulièrement pendant les weekends. On faisait la queue à plusieurs mètres devant les guichets quand il s’agissait de films «cinémascopes et en couleurs», surtout les films western dont les rôles de héros étaient interprétés par Bud Spenser et Therence Hill et les derniers films égyptiens avec en tête d’affiche le monstre de l’écran arabe Farid Chawki. Le comble de la joie, c’est voir deux grands films à la fois au prix de cent millimes uniquement dans la salle Le Majestic.
Je me rappelle l’ambiance euphorique dans le hall du Majestic avant l’ouverture de la porte d’entrée à la grande salle, sur fond musical de la célèbre chanson de Om Kalthoum ‘‘Anta Omri’’. Dès que la porte s’ouvrit, on se bousculait, on envahissait la salle pour occuper avec les amis les bonnes places. Le vacarme des rires et des plaisanteries ne cédait au silence qu’avec l’extinction des lumières et le commencement du film. Le silence n’était pas toujours de règle. Il est ponctué de temps à autre par un soupir venant de quelque part de la salle, par un cri d’admiration ou d’impatience, parfois par des applaudissements. On se partageait les moments de suspens, la peur de la défaite du héros ou la joie de sa victoire; on se partageait les rires suite aux prouesses comiques de Abdessalem Nabolsi et les Ah de compassion suite au coup dur encaissé par le jeune pauvre amoureux trahi par sa bien aimée de la haute société. Quand on est dans une telle ambiance dans une grande salle dans le noir, devant un grand écran qui fait voir à tous les mêmes images, les mêmes histoires, les mêmes émotions… on ne cherche pas à comprendre le sens du partage, on le vit. Et cela continue jusqu’au moment de la sortie de la salle. On ne voulait pas garder pour soi les dernières impressions avant de se quitter.
La cinéphilie comme école de pensée et de bon goût
J’ai entendu plusieurs fois «quand on aime la vie, on va au cinéma». Oui, mais pas seulement. On va aussi au cinéma quand on aime le combat pour une vie meilleure et qu’on veut s’y initier. Cela, je l’ai saisi plus tard pendant mon adolescence dans les ciné-clubs. Sfax ne se contentait pas d’un seul club affilié à la Fédération tunisienne des ciné-clubs (FTCC). Pendant des années (milieu des années70, je crois), elle en avait trois pour adultes (ciné-club Louis Lumières, ciné club des jeunes et ciné club des travailleurs) et un autre pour enfants. Là, on a droit à des films d’auteurs. J’y ai vu les chefs d’œuvre d’Eisenstein, de Costa Cavras, de Jean-Luc Godard, de Federico Fellini… et j’ai assisté aux débats qui s’en suivaient. Et voilà que j’appris que les films de western américains et d’amour égyptiens qui m’avaient passionné n’étaient que des films commerciaux abêtissants et abrutissants. Je compris pourquoi les propriétaires des salles de cinéma affichaient dans leurs vitrines les photos illustrant les scènes les plus sexy ou les plus violentes dans le film au programme, pourquoi ils tenaient à montrer en grande lettre sur les affiches de certains films «Pour la première fois» ou «Interdit au moins de 18 ans». Ce n’était pas vraiment pour interdire.
Tout ce qui se passait dans les ciné-clubs (nature, contenu et qualité des films, niveau et âge des cinéphiles, ambiance et contenu des débats) m’attirait pour un grand idéal de changement dans ma vie et dans la vie de tous. Je devins plus tard un cinéphile militant, fondateur d’un ciné-club à Zarzis en 1980 et membre hyperactif dans le comité du ciné-club des jeunes à Sfax de 1983 à 1986.
Tout ça, c’était autrefois avant que les salles de cinéma ne soient condamnées à céder la place aux espaces de commerce, faute de public. Les causes profondes de leur disparition sont à rechercher dans ce qu’on appelle «progrès des moyens d’information et de communication», à commencer par les récepteurs analogiques. Ce qui saute aux yeux, c’est que leur disparition a entraîné la disparition de la joie de vivre des Sfaxiens d’antan.
Les belles plages envahies par des usines, polluées et pourries
Venons maintenant à mes baignades à la plage Casino. Elle n’était pas la seule plage à Sfax. Il y avait la plage Poudrière, la plage Madagascar, la plage Natation, la plage Farhat Hached. On n’entendait pas encore parler de la plage Chaffar avant 1975 parce qu’elle était trop loin et n’était pas encore prédestinée à remplacer toutes les plages de Sfax envahies par des usines, polluées et pourries. Beaucoup de familles Sfaxiennes campaient pendant des semaines sur la plage Poudrière qui s’étendait jusqu’au village Sidi Mansour ou sur la plage Madagascar, à l’arrière-plan du centre ville Bab Bhar, mais les enfants, les jeunes et les hommes chics préféraient aller se baigner à la Natation ou au Casino. Moi, je préférais toujours le Casino. C’était à un quart d’heure de marche à pieds du centre-ville. La mer n’y est pas partout très profonde comme à la natation ni trop peu profonde comme à la poudrière. Ses eaux étaient pures, sans algues ni aucun déchet. Il y avait un plongeoir à deux étages. Il y avait des cabanes à louer, un peu retirées de la plage. Il y avait un resto-bar qui servait ses clients dans une belle ambiance, égayée surtout en fin de journée par une troupe musicale, surtout quand le chanteur humoriste de peau noire appelée Kaladima (Mange-Tout-Le-Temps) montait sur scène. J’aimais beaucoup y passer toute la journée avec mes deux frères ou quelques amis, bien qu’on ne soit pas toujours les bienvenus par les gardiens et les serveurs à qui on ne commandait rien du tout.
J’aimais me rafraîchir la peau dans l’eau douce et fraîche, sauter du plongeoir, m’étendre sur le sable fin et manger un sandwich et quelques fruits apportés dans mon sac, épier la beauté des dames et des jeunes filles étendues en bikini au bord de la plage. À cette époque, il était incongru de voir des filles en «maillots religieux» (sic) et encore moins en niqab. Il n’y avait pas encore les récepteurs analogiques et les chaînes satellitaires des pays du Golfe, à l’instar de la chaîne Iqra, pour diffuser au grand public les prêches venimeux des tartuffes comme Amrou Khaled. On n’entendait pas parler d’islam politique. On menait une vie douce et calme sans grands complexes déguisés en piété. On n’avait pas besoin de défendre le droit à la liberté de conscience, on l’exerçait.
C’était le bon vieux temps quand Sfax était une ville côtière pour de bon, une ville gaie avec ses plages et ses salles de cinéma, une ville tolérante où il faisait bon vivre, où les enfants s’abreuvaient de films et de bédés. Un peu moins que d’autres villes sahéliennes, c’est vrai, mais beaucoup plus qu’elle l’est maintenant après la disparition de ses plages, de ses salles de cinéma… et du bouquiniste Trigui.
* Inspecteur pédagogique à la retraite.
Notes :
1) Giovanni Sinchetto (1925-1991), Dario, Gusson (1926) et Pietro Sartoris (1926- 1989).
2) L’étoile, Baghdad, Le colisée, l’Atlas, le Majestic, Rex et cinéma Kawkab.
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