Dieu, que la chute qui nous est infligée est terrible ! Notre pays, nobélisé il y a à peine six ans, n’en revient, il est aux anges, il jubile, il s’extasie… que les locataires des palais de Carthage et de La Kasbah puissent se rencontrer. Nous en sommes réduits à nous contenter de ces petits riens qui, dans une démocratie ou une république dignes de ces noms –même lorsque celles-ci sont jeunes–, ne comptent pas, passeraient inaperçus ou n’ont pas lieu d’être.
Par Moncef Dhambri
Disons-le, clairement : il n’y avait dans ces «retrouvailles» entre le président Kaïs Saïed et le chef du gouvernement Hichem Mechichi, en toute objectivité, rien qui peut suggérer que les deux hommes ont enterré la hache de guerre et qu’ils ont enfin compris qu’ils doivent instamment mettre fin à leurs enfantillages. Rien n’est sûr que Carthage et La Kasbah aient finalement accordé leurs violons et que, désormais, ils œuvreront de concert. Rien ne nous est garanti que notre pays soit, à présent, à l’abri d’une saute d’humeur, d’une manœuvre, d’un tour de passe-passe ou d’un changement de cap de l’une ou de l’autre tête de l’exécutif. Rien, dans la tragi-comédie à laquelle nous assistons depuis au moins les législatives et la présidentielle de 2019, n’est terminé.
Une vraie fausse «réconciliation»
En tout cas, dans ces «retrouvailles» Saïed-Mechichi, de mercredi 26 mai 2021, le chef de l’Etat n’a pas rangé son arme du «peuple veut» et l’énarque, dont personne n’avait jamais entendu parler et qui s’est trouvé, en deux temps trois mouvements, catapulté à la tête du gouvernement, n’a pas dit qu’il ne s’agrippe plus au fauteuil qu’il occupe actuellement –d’ailleurs, faut-il le rappeler, les téléspectateurs n’ont eu droit qu’aux propos de Kaïs Saïed et Hichem Mechichi était là pour écouter son pygmalion.
En définitive, à quoi avons-nous assisté lors de ces «dégel», «rapprochement» ou «réconciliation» entre Kaïs Saïed et Hichem Mechichi ?
Il nous a été donné de voir un Kaïs Saïed égal à lui-même, moyennant quelques rectifications mineures, c’est-à-dire, comme à son habitude, un homme qui s’écoute parler, détenteur de vérités absolues, «magistral» donneur de leçons qui a le plus grand mal à se départir de sa déformation professionnelle d’enseignant du supérieur.
Il n’a fait que rappeler quelques règles élémentaires du fonctionnement normal des institutions de l’Etat, que le peuple tunisien, par ces temps de dures épreuves, a besoin d’être uni, que les Tunisiens doivent conjuguer leurs efforts pour s’en sortir et sauver la maison Tunisie, que la corruption doit être combattue avec force, que nul n’est au-dessus de la loi, que l’immunité parlementaire des députés soupçonnés d’avoir enfreint la loi doit être levée, que les personnes concernées rendent des comptes devant la justice et qu’elles répondent de leurs actes répréhensibles si leur délit est prouvé, etc.
Qui peut affirmer le contraire ? Personne n’oserait contredire pareilles vérités essentielles de ce qui fait une démocratie authentique.
Il est vrai que tout cela n’a pas toujours été respecté dans notre pays –et qu’il ne l’est pas encore. Il est vrai, par exemple,que notre justice n’est pas indépendante et que la corruption, à tous les niveaux, fait et défait les choses et les sorts en Tunisie… Tout cela, nous le savons. Tout cela, Kaïs Saïed l’a dit et redit à maintes reprises –Hichem Mechichi, Rached Ghannouchi et tant d’autres dirigeants, de gauche comme de droite, également. Mais il y a loin de la profession de foi à sa réalisation. La Tunisie et les Tunisiens n’ont fait qu’attendre, depuis le soulèvement du 14 janvier 2011.
La Tunisie a besoin de bien plus que ça
Nous attendons que ceux qui ont la charge de la direction des affaires de notre pays prennent leurs fonctions au sérieux, qu’ils donnent l’exemple et se mettent au travail et qu’ils cessent de nous prendre pour ce que nous ne sommes pas.
Nous avons décidé, depuis quelque temps déjà, de ne plus gober leurs balivernes et de ne plus nous faire avoir par leur Com’ de quatre sous.
Que Kaïs Saïed redescende sur Terre, qu’il se décide enfin, pendant une quinzaine de minutes, de s’adresser à ses interlocuteurs dans un tunisien dialectal intelligible, qu’il vienne nous parler de Manoubia, qu’il affiche une certaine sérénité, qu’il soit détendu, qu’il soit moins mystérieux que ce qu’il n’a toujours été et que ses propos soient moins indéchiffrables que d’habitude… ne nous fait pas sauter au plafond.
La Tunisie a besoin de bien plus que ça. Elle a besoin que le président de la République mette fin à sa campagne électorale, qu’il attende 2024 pour remettre en marche sa machine populiste et que les urnes décideront alors –à l’aune de ce qu’il a pu accomplir pendant son quinquennat.
Que l’on ne s’y trompe pas, le passage de Kaïs Saïed au palais de Carthage comprendra, entre autres, les choix d’Elyes Fakhfakh et de Hichem Mechichi –le premier nous a fait perdre du temps et le second nous en fait perdre encore… Que l’on ne s’y trompe pas, non plus, Kaïs Saïed, malgré ses prérogatives limitées, peut beaucoup faire pour le pays. Il n’a pas besoin pour cela d’un premier ministre à La Kasbah pour exécuter à la lettre ses ordres et d’une demi-douzaine de ministres l’obéissant au doigt et à l’œil.
* Universitaire.
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