Voilà ce que disait en substance Dr Marouane El-Abassi, le gouverneur de la Banque centrale de Tunisie (BCT) aux parlementaires qui l’auditionnaient la semaine dernière. Ajoutant avec véhémence : «Pas besoin d’être diplômé de Harvard pour imaginer l’enfer associé à la cote ‘C’ de Fitch Rating». Le gouverneur ne dira pas plus! C’est fichu peut-être, mais pourquoi et pour qui? Le vrai du faux…
Par Moktar Lamari, Ph. D.
L’économiste El-Abassi pensait ainsi créer un sentiment d’urgence pour engager des réformes économiques qui n’attendent plus. Peine perdue, en étant très «émotif» et agressif à certains moments, il a dévoilé un sentiment d’impuissance, voire d’incompétence.
Depuis 2011, Fitch Rating a dégradé 7 fois la cote de confiance de la Tunisie, et à chaque fois, l’agence new-yorkaise a motivé sa décote par le refus de réformes et la procrastination des autorités monétaires, budgétaires et économiques. Le tout dans un contexte où les partis politiques dominants opposent toujours leur veto aux changements qui risquent de toucher leurs intérêts partisans, ceux de leurs lobbys voire même ceux de leurs leaders.
‘C’, comme ultime sanction contre la mal-gouvernance
Fitch Rating,Moody’s et équivalents ont leurs critères et leurs algorithmes d’appréciation et d’évaluation reconnus de par le monde. Les techniques de l’évaluation multicritères, assorties de pondérations valides sont utilisées de façon à éviter les pressions et les allégeances.
Fitch Ratinga averti la Tunisie depuis 9 mois déjà : sans réformes et sans gouvernance axée sur les résultats, les autorités budgétaires et monétaires vont droit dans le mur, avec une quasi-certitude pour encore et encore une décote à l’horizon. Et à ce niveau de dégringolade de la cote de confiance, la menace devrait être plus dissuasive que ses précédentes.
Dit simplement, le défaut de réformes vaut défaut de confiance, avec une notation qui va dans le court terme vers la cote C, et CCC pour le long terme. Soit juste un cran avant la notation déclarant le défaut de paiement ou faillite d’un pays.
Partout dans le monde des affaires, la note ‘C’ sanctionne une situation dangereuse, créée par l’accumulation d’incompétences, d’inconséquences voire même de déchéance financière.
Dr El-Abassi parle au nom de la BCT et il sait ce que signifie la note ‘C’ dans les milieux de la finance et de la crédibilité des politiques monétaires.
Ayant lui-même été sanctionné par la note ‘C’, dans le classement international des gouverneurs des banques centrales (classement publié en décembre 2020).
L’organisation américaine, ‘‘The Banker’’ a en même temps donné la note ‘A’ au gouverneur de la Banque centrale du Maroc. Sept crans séparent Dr El-Abassi, sanctionné par un ‘C’ et Abdellatif Jouahri, gouverneur de Bank Al-Maghrib, ayant mérité la note ‘A’.
Avec ce qui a été dit au parlement ce jour-là au sujet de la note ‘C’ de Fitch, le prestige de la BCT prend un coup et perd encore plus de points dans l’estime des citoyens et dans l’opinion publique en Tunisie. Le conseil d’administration de la BCT, nommé de façon peu transparente, ne réalise pas l’ampleur des méfaits de leur orthodoxie monétariste sur quasiment tous les indicateurs économiques en Tunisie.
Pas pour rien qu’en février dernier, Moody’s, une autre puissante agence de rating, n’a pas hésité à dégrader la note souveraine de la BCT.
Deux vérités incontestables
En revanche, le discours du gouverneur a réussi à véhiculer deux vérités irréfutables.
La première a trait au fait qu’un ‘C’ de Fitch Rating met la Tunisie dans une position de très grande vulnérabilité par rapport à ses créanciers, actuels et à venir.
Et pour cause, la situation actuelle des finances publiques est catastrophique. Mobiliser quelque 22 milliards de DT, d’ici juillet, pour boucler le Budget de l’État 2021 risque de coûter très cher en taux d’intérêt et en garanties exigées. Et cela se fera au prix de compromis et de compromissions politiques et diplomatiques liées. Les pressions américaines, israéliennes, françaises, qataries et autres sont déjà à la manœuvre.
Avec le ‘C’ de Fitch rating, les taux d’intérêt exigés par les prêteurs internationaux risquent de dépasser les 10%. Et cela veut dire que pour 1 $ dollar emprunté par la Tunisie, les contribuables tunisiens doivent rembourser 2 $ en 7 ans (intérêt et principal).
Une situation grotesque au regard du manque de moyens pour remettre en marche des services publics déjà en panne (santé, éducation, infrastructure, etc.). Une telle situation va aggraver l’endettement, détériorer davantage les équilibres budgétaires et dévaluer davantage le dinar, sans aucun doute!
Le gouverneur de la BCT a eu à son actif une deuxième vérité.
Celle-ci a trait aux urgences des réformes économiques structurelles qui tardent à venir. Et là, il a laissé le choix aux élus la liberté d’imaginer et de choisir. Le gouverneur a évité les sujets qui fâchent, préférant taper sur les doigts des économistes critiques, notamment ces «intrus, ces inconnus venus du Canada et qui ne racontent que des mensonges…». Ici, et clairement le gouverneur de la BCT a humilié sa prestigieuse institution, en invitant ouvertement à la censure et ou l’autocensure pour faire taire ces évaluations «dissonantes».
Contre-vérités, partis-âneries et non-dits
Face aux élus et partis au pouvoir, présents sous la coupole du Parlement (17 sur 217), le discours enflammé du gouverneur de la BCT n’a pas pipé un mot au sujet des responsabilités des errements budgétaires et encore moins sur les actuelles tensions politiques au sommet de l’État.
Carriériste, il n’a pas osé dire toute la vérité aux pouvoirs en place. On le comprend, il ne veut pas mettre en jeu son poste et pour mousser une expertise et un profil de «prêt à tout»! Il sait qu’il suffit de peu pour qu’il soit éjecté de son siège, sacrifié en rien de temps, comme bouc émissaire du marasme économique, financier et budgétaire qui asphyxie la Tunisie.
À ce niveau de responsabilité, ne pas dire la vérité et toute la vérité au pouvoir politique, c’est pire que mentir! C’est trahir ou presque!
On comprend que les réformes exigées par Fitch Rating, par le FMI et autres bailleurs de fonds requièrent de sévères coupures budgétaires allant de 4 à 6 milliards de DT, par an.
En termes décodés, cela veut dire le limogeage de presque 150 000 fonctionnaires, autant de postes fantômes et d’emplois fictifs. Des emplois créés ex-nihilo par les partis au pouvoir entre 2012 et 2016, à l’aune des critères de partisans et de proximité politique. Tout le monde sait que la Caisse de compensation des produits de base est faite pour rester et qu’aucun parti politique n’ose jouer avec le feu!
Le gouverneur de la BCT ne dit rien sur ces enjeux qui impliquent les partis et élus ayant eu les mains sur le volant de l’économie tunisienne, depuis 2011.
Le retour à l’histoire permet de relativiser les responsabilités et les engagements liés.
Dans son discours, le Dr El-Abassi jette l’odieux sur les autres. Il ne se sent pas concerné par les réformes qui s’imposent aussi dans la sphère monétaire et financière.
Il est adepte de la stratégie disant que la meilleure défense c’est l’attaque! L’attaque de ceux qui critiquent sa politique et ceux qui mettent en doute l’efficacité des politiques monétaires et financières à l’œuvre en Tunisie.
Dr Marouane El Abassi a été désigné en urgence à la tête de la BCT en février 2018, suite à la destitution en pleine nuit de feu Chedli Ayari, un keynésien de la vieille garde, une personnalité forte et qui s’est opposé mordicus aux diktats du monétarisme orthodoxe, prôné à tout va par le FMI, pour la Tunisie de la Révolte du Jasmin.
Le limogeage de Ayari porte les griffes d’une coalition dominée par les islamistes présidés par le Cheikh Rached Ghanouchi, devenu depuis président du parlement, ayant plein pouvoir sur les nominations à la tête des institutions et sociétés d’État.
Il fallait trouver un docile, un malléable… et c’est ainsi que Dr Marouane El-Abassi s’est trouvé depuis 4 ans aux commandes de deux importantes politiques en Tunisie: la politique monétaire et la politique financière.
La politique monétaire menée ces 4 dernières années s’est polarisée autour du taux d’intérêt directeur (TID), considéré arme magique passe-partout! L’inflation est montrée pour cible, alors que l’impact du TID sur l’inflation ne dépasse pas les 13% de la variance expliquée de façon économétrique par les économètres du FMI (septembre 2020).
Les dindons de la farce monétariste
L’approche monétariste adoptée par Dr El-Abassi a fait flamber les taux d’intérêt bancaire pour les opérateurs économiques, avec des niveaux variant entre 10 et 13%. Ces politiques ont permis aux banques d’engranger des bénéfices colossaux, alors que la croissance moyenne est quasiment négative.
Des décisions ont fait fondre la capacité à investir des PME, avec le licenciement de 10 000 employés. Des décisions qui ont insécurisé les industriels du tourisme, de l’agroalimentaire et des régions déshéritées.
L’investissement productif est passé de 23% du PIB à moins de 8% en l’espace de quelques années. L’épargne a été sacrifiée, avec des taux de rémunération réelle négatifs. Le peu d’épargne a été canalisé par la politique monétaire pour prêter au gouvernement (et pas aux entreprises), pour payer les salaires de fonctionnaires fictifs recrutés par les partis au pouvoir.
Le système bancaire s’est mis à financer l’État (plutôt que l’économie), créant une collusion extrêmement dangereuse qui fait que si l’État tunisien présentait des signes avant-coureur annonçant un défaut de paiement, le système bancaire risque de s’écrouler avec. Un phénomène connu par le «doomloop», et qui a été récemment vu, grandeur nature, au Liban et en Grèce juste avant.
De telles politiques monétaires ont effrité la classe moyenne, exacerbé le chômage, multiplié les tensions sociales et détruit l’espoir chez les jeunes générations et chez de larges franges de la population. Et cela est analysé en détail par les instances internationales. Ces constats sont expliqués quasiment dans tous les récents rapports du FMI, de Fitch Rating, Moody’s.
Pour ces catégories sociales sacrifiées, c’est déjà fichu et depuis belle lurette.
La sanction probable de Fitch Rating va surtout avoir des conséquences directes sur l’establishment politique et sur les mécanismes politiques mis en place pour se maintenir au pouvoir, sans réformer et sans donner des résultats économiques palpables et démontrables chiffres à l’appui.
La gouvernance actuelle de la politique monétaire est marquée par un acharnement inspiré par la pensée monétariste orthodoxe, qui a été abandonnée, de par le monde, depuis la crise 2008. Les banques centrales de par le monde ont engagé des politiques contre-cycliques et ont travaillé fort pour évaluer leur action et politique à l’aune des résultats ambitionnés, sans partisanerie et sans dogmatisme imposés par les bailleurs de fonds internationaux.
Pour éviter la note ‘C’ de Fitch, la BCT est aussi concernée. La BCT doit évaluer et remettre en cause son monétarisme coercitif pour l’économie et pour les opérateurs économiques (consommateurs, producteurs, PME, etc.).
La Tunisie doit sortir des diktats monétaristes et des dogmes liés, en ajoutant au mandat de la BCT des préoccupations liées à la croissance, à l’investissement et à la création de l’emploi.
* Universitaire au Canada.
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