Dimanche, 23 mai 2021 était un jour d’importance, certainement pas comme les autres, mémorable pour la petite église Saint-Nicolas à Houmt-Souk, dans l’île de Djerba, qui a repris service, après 60 ans de rupture, en abritant en grandes pompes la célébration de la liturgie orthodoxe, appelée «Divine liturgie».
Par Naceur Bouabid
D’habitude fermée et cadenassée, notamment depuis le décès de Feu Dimitris Mavrothassitis, survenu il y a à peine trois mois, celui qui veillait inlassablement à l’entretien et à l’accueil des visiteurs, sa porte extérieure, donnant sur le jardin, était ouverte, ce jour-là et l’autre, joliment peinte en bleu, donnant accès à la salle de prière, était grande ouverte également, cernée de part et d’autre, des drapeaux banderoles tunisien et de l’orthodoxie grecque.
La Divine liturgie célébrée à Saint-Nicolas
La coquette salle de prières, au plancher en bois de bateaux récupéré, et avec ses nombreuses icônes de saints, elles aussi façonnées en bois de bateaux, s’est bien préparée à l’événement. Parée de ses plus beaux atours, elle a retrouvé tout son éclat d’antan pour abriter ce rituel liturgique et accueillir dignement la trentaine d’invités, fidèles ou sympathisants des lieux, de toutes religions et nationalités confondues, dont Mattéo Lando, Père de l’église catholique Saint-Joseph, ayant tenu à rejoindre les lieux après avoir assuré la messe dominicale dans sa paroisse, à quelques centaines de mètres. Des cierges étaient allumées et conféraient au lieu davantage de lumière, comme le veut la tradition; le parfum de l’encens embaumait l’espace et une atmosphère sacrale des grands jours, pleine de lumières, de chaleur et d’intimité, régnait, enfin, sur ces lieux de recueillement et de dévotion, qu’on croyait à jamais perdus.
Une importante délégation, symboliquement marquante, a fait le déplacement de Tunis pour dire tout l’intérêt que la communauté grecque présente en Tunisie porte à ce haut lieu de mémoire, bien que loin des yeux. Et pour veiller au déroulement dans les règles de l’ensemble des offices liturgiques devant se dérouler ce jour-là. Ce rituel, composé de lecture des Ecritures Saintes, de Psaumes, de chants et de prières, a été dirigé par le métropolite de Carthage et d’Afrique du Nord, Meletios Carthagenis, assisté par Giannis Dintsiko, président de la communauté grecque de Tunis, Georges Penialidis, consul adjoint auprès de l’ambassade grecque en Tunisie, et Sofia Argyropoulou, professeur responsable du Centre culturel grec de Tunis.
Un peu d’histoire
Il ne peut être question de parler de la communauté grecque de Djerba sans rendre hommage à Feu Laris Kindynis, natif de l’île de Djerba, auteur d’un ouvrage autobiographique émouvant ‘‘Du rivage des Syrtes aux îles du Grand Océan’’, publié en 2009, quelques années avant sa mort, et dont le grand-père paternel, Sakellaris Kindynis fut l’un des premiers armateurs grecs de Kalymnos à envoyer ses bateaux et ses scaphandres pêcher sur les côtes d’Afrique, depuis le golfe de Benghazi dans la grande Syrte, jusque sur les côtes tunisiennes au large du Cap Bon. Les bancs abondants d’éponges de Tunisie et de Tripolitaine, les eaux chaudes, le climat agréable, et l’hospitalité insulaire étaient autant de facteurs qui motivèrent ce grand armateur à s’installer en 1895 à Djerba, qui venaient juste d’être remarquée par les pêcheurs de Kalymnos pour servir d’abri parfois à leurs caïques en cas d’intempéries qui rendaient alors la plongée difficile. Pour éviter les retours inévitables à Kalymnos à la fin de chaque campagne de pêche (d’avril à octobre), il décida de faire de Djerba le centre de son activité et le port d’attache de sa flottille, car elle avait l’avantage de lui faciliter l’accès aux pays d’Europe où il avait la plupart de ses clients. Il fit, donc, l’acquisition d’un grand terrain, face au port de Houmt-Souk, où il fit construire un grand local pour y entreposer ses éponges, et un peu plus tard une maison qui allait devenir la demeure familiale.
En 1906, Kindynis fit don à la communauté hellénique d’une partie de ce terrain où il contribua à la construction de l’église Saint-Nicolas, le saint protecteur des marins et des pêcheurs d’éponges, où plusieurs centaines de fidèles de la communauté grecque, devenue nombreuse, se pressaient, dans le jardin aussi, pour assister à la grande messe pendant les fêtes de la Pâque orthodoxe, alors que leurs caïques, par centaines, étaient au mouillage devant le port de Houmt-Souk. La construction de la deuxième église orthodoxe, Saint-George dans le quartier de Taourit, à Houmt-Souk, malheureusement aujourd’hui disparue, apporte la preuve de l’importance de cette communauté, qui connut son apogée dans les années 1920-25.
Mais, à partir de 1939, suite à l’interdiction d’accès à ses eaux territoriales en Libye aux bateaux étrangers, imposée par le pouvoir fasciste en Italie, et lorsque la Méditerranée était en voie de devenir le théâtre d’hostilités guerrières, la navigation devint périlleuse et la pêche aux éponges quasiment impossible. Le commerce florissant de cette pêche à l’origine de la présence marquante de la communauté grecque à Djerba n’était plus pour prévaloir et ce fut, donc, le début d’un processus de dépeuplement irréversible de cette communauté.
Les Kindynis, pionniers de la formation de cette importante communauté à Djerba, durent se résoudre à vendre leurs bateaux et de reconvertir une partie de la maison familiale et les constructions existantes en un petit hôtel, baptisé du nom de Hôtel Lotos, encore aujourd’hui opérationnel et gardant le même nom.
Saint-Nicolas et des jours meilleurs en perspective
Au moment où les sympathisants de ce lieu de mémoire et les inconditionnels du patrimoine commençaient à craindre pour le sort que lui réserve l’avenir, face à l’état d’abandon entamé, sans appui contre l’usure du temps et l’inaction des hommes, voilà un sursaut de bienveillance, à saluer et à apprécier à sa juste valeur, de la part des hauts responsables de la communauté grecque en Tunisie, pour rassurer et dire que la fin des jours de ce haut lieu de l’orthodoxie grecque n’est pas pour bientôt, en désignant officiellement, par ricochet, madame Maria Gil pour être la gardienne du temple.
Voilà, donc, un autre monument, emblématique du cosmopolitisme séculaire de l’île de Djerba, qui va encore faire œuvre utile et en témoigner. L’Association pour la Sauvegarde de l’Île de Djerba et l’équipe en charge de l’élaboration du dossier d’inscription de l’île de Djerba sur la Liste du patrimoine mondial, à leur tour, ont veillé à ce que le monument soit compris parmi les éléments composant le bien en série à proposer à l’Unesco pour inscription.
* Activiste de la société civile, ancien président de l’Association de sauvegarde de l’île de Djerba.
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