La crise politique et institutionnelle que traverse la Tunisie depuis plusieurs mois saurait-elle être résolue sans un changement de gouvernement, celui présidé par Hichem Mechichi n’étant plus en mesure d’assumer ses charges normalement, et la mise en place d’un gouvernement de salut national indépendant des partis, ces derniers ayant perdu toute crédibilité aux yeux de l’immense majorité des citoyens ?
Par Raouf Chatty *
La crise institutionnelle et politique au sommet de l’Etat en Tunisie, opposant, depuis cinq mois, le président de la république, Kaïs Saïed, d’un côté, au président du parlement, Rached Ghannouchi, et au chef du gouvernement, Hichem Mechichi, de l’autre, à propos, notamment, de la répartition des attributions constitutionnelles entre les pouvoirs au sein de l’Etat et de l’exercice de l’autorité, n’est pas prête de prendre fin. Au contraire, elle s’aggrave compliquant davantage les relations entre les tenants de l’autorité au sein de l’Etat et accentuant le sentiment de désarroi qui règne dans le pays parmi la classe politique et la population.
La Tunisie est un État unitaire avec une seule tête et non trois
Le chef de l’Etat a nettement indiqué, ce vendredi 11 juin 2021, en recevant le chef du gouvernement et la ministre de la Justice par intérim, Hasna Ben Slimane, et de façon on ne peut plus énergique, claire et forte, que la situation est extrêmement grave dans le pays et que l’Etat tunisien est menacé dans son unité même. II a clairement ajouté qu’il n’entend pas se laisser marcher sur ses platebandes, qu’il est déterminé à jouer son rôle de magistrat suprême et que la Tunisie est un État unitaire avec une seule tête et non trois. Il a aussi fait savoir, et pour la énième fois, que la Constitution lui donne suffisamment de moyens légaux et de légitimité politique et morale lui permettant d’être réellement l’âme de la nation, le ciment de son unité, le garant de sa stabilité et le rempart contre toutes les tentatives de sécession de nature à porter atteinte à l’intégrité de l’Etat et à sa permanence. Une action d’envergure en direction d’un parlement décrié de toutes parts et qui représente désormais le mal profond dont souffre le pays n’est donc pas à exclure de sa part pour sauver le pays de cette descente aux enfers.
Les événements dramatiques qui ont coûté la vie, il y a trois jours à un homme de 36 ans des suites de mauvais traitements imputés à la police dans la banlieue populaire défavorisée et chaude de Sidi Hassine Sijoumi, située dans la ceinture rouge de la capitale, et la scène de torture dont a été victime, il y a deux jours, en plein jour et en pleine rue, un enfant de 15 ans, humilié, frappé et déshabillé entièrement par un agent de police, dans le même quartier, scène relayée massivement par les médias tunisiens et étrangers et condamnée par la classe politique toutes tendances confondues, par la société civile et les médias, ont fourni au président de la république l’opportunité pour monter au créneau, se saisir du dossier pour dire sa désapprobation de la situation délétère et intenable qui caractérise la situation générale dans le pays sur les plans politique, économique, sociale et même morale, et rappeler sa détermination à lutter contre les dépassements d’où qu’ils viennent et quel qu’en soient les auteurs, et surtout si ces auteurs sont censés incarner l’autorité publique.
Kaïs Saïed sermonne à nouveau Hichem Mechichi
En fait, cette montée au créneau qui a valeur de profession de foi, n’est pas la première du genre, mais elle à revêtu, cette fois-ci, le caractère d’une remontrance formulée sur un ton de sermon par le président de la république à l’adresse du chef du gouvernement, ministre de l’Intérieur par intérim, et à la ministre de la Justice par intérim, reçus en audience ensemble et en urgence au Palais de Carthage, par le président de la république, dans son bureau, et non pas comme d’habitude dans les salons du palais.
La scène retransmise à la télévision, micro ouvert, a montré un président de la république en colère et droit dans ses bottes, administrant une leçon au chef du gouvernement et, à travers lui, à son mentor, le président du parlement. M. Saïed, dont l’impatience n’a d’égal que l’irritation et la volonté d’en découdre, a souligné avec force que la situation est extrêmement grave dans le pays, que les institutions de l’Etat sont menacées et qu’il n’admet nullement que de tels dépassements se produisent en Tunisie.
Le chef de l’Etat a mis l’accent sur le fait que la loi doit être appliquée dans toute sa rigueur à tout le monde sans exception. Sans citer des noms ou ds faits précis, il a dénoncé le fait que l’Etat soit utilisé de façon indue et exploité à des fins politiciennes , que la justice soit à double standards, dans une allusion implicite à Rached Khiari, le député du parti Al-Karama, allié d’Ennahdha au parlement, qui est toujours en fuite en dépit du fait qu’il fait l’objet d’un mandat d’amener émis à son encontre par la justice militaire. Mais pas seulement…
Le président de la république a souligné de nouveau sa détermination à lutter contre la corruption, rappelant à la ministre de la Justice qu’elle doit s’acquitter de sa mission et engager la procédure de levée de l’immunité parlementaire contre une quinzaine de députés suspectés de corruption et poursuivis en justice.
Les propos de M. Saïed à ce sujet rappellent ceux qu’il avait prononcés deux jours auparavant, lors de l’audience accordée au président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc) qui venait juste d’être destitué de son poste par le chef du gouvernement, moins un an après sa nomination et cinq ans avant la fin de son mandat. Micro ouvert, il lui avait dit qu’il n’était pas surpris par sa destitution, car il avait montré sa détermination à instruire des dossiers de corruption impliquant des acteurs politiques et des représentants l’Etat.
Vers un gouvernement de salut national indépendant des partis
Le président de la république a couronné ses activités de la journée par une visite dans le quartier de Sidi Hassine Sijoumi où se sont produits les évènements tragiques des derniers jours démontrant sa volonté d’être prêt du peuple dans les moments extrêmement difficiles…, sans omettre de rendre visite aux agents de la police opérant dans cette zone très chaude, de façon à rappeler que les policiers font leur travail de préservation de la paix civile, mais dans le respect des lois et des procédures respectueuses des droits humains.
Dans le même jour, le président de la république a reçu en audience Noureddine Taboubi, le puissant secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), à qui il a rappelé sa volonté d’être au service des valeurs de justice et d’éthique, de prémunir l’Etat de l’effondrement, fustigeant au passage, sans les nommer, ses adversaires politiques, en particulier le président du parti islamiste qu’il tient foncièrement pour le principal responsable des malheurs et des déboires de la Tunisie depuis 2011.
Dans cette ambiance extrêmement tendue qui règne dans le pays, de plus en plus hors de contrôle, empêtré qu’il est dans d’énormes difficultés économiques et sociales, il devient pratiquement impossible pour le gouvernement, amputé de la moitié de ses ministres, parce que le chef de l’Etat refuse toujours de présider à la cérémonie de prestation de serment, de continuer à gérer les affaires du pays.
Aussi est-on tenté de nous poser la question de savoir si le président de la république n’est pas en train de préparer, en coordination avec la centrale syndicale, dont le soutien est nécessaire, les conditions légales et politiques pour la nomination d’un nouveau gouvernement qui serait baptisé de salut national pour aider à sortir le pays de cette crise institutionnelle et engager les réformes structurelles tant attendues… De toutes les façons, il n’existe pas d’autre solution pour briser le statu quo et permettre au pays de fonctionner de nouveau normalement. Les prochains jours nous le diront.
* Ancien ambassadeur.
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