Rached Ghannouchi va donner ce soir, mardi 22 juin 2021, un entretien à la chaîne Hannibal TV où, selon ses zélateurs, il va faire des propositions importantes pour, dit-on, aider à sortir la Tunisie de la crise politique, économique et sociale… où lui et ses partisans l’ont mise au terme de dix ans de gouvernance chaotique et calamiteuse.
Par Ridha Kéfi
Par son timing, mais pas seulement, cet entretien mérite qu’on s’y arrête un peu et qu’on essaie d’en comprendre les tenants et les aboutissants.
D’abord, les dirigeants d’Ennahdha et leurs obligés, des soi-disant chroniqueurs et analystes politiques, se sont mobilisés depuis hier soir, lundi 21 juin, pour occuper les réseaux sociaux et les plateaux des télévisions et des radios, ô combien complaisantes depuis quelque temps à l’égard du dirigeant islamiste, pour annoncer la bonne nouvelle, comme si cet homme qui est à l’origine de tous les drames de la Tunisie post révolution de 2011 était capable de la sortir du pétrin où il l’a jetée.
Un «entretien maison» avec une chaîne islamiste
Ensuite, le président du mouvement islamiste Ennahdha et, très accessoirement, de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), a choisi de parler à la chaîne Hannibal qui, comme tout le monde le sait, appartient à la galaxie des médias pro-islamistes depuis qu’elle a été vendue par son fondateur Larbi Nasra. Il sait que, sur Hannibal TV, il se fera servir la soupe à volonté et pourra imposer le conducteur de l’entretien, les sujets à évoquer et les questions auxquelles il va devoir répondre avec son style baveux et mielleux habituel. Bref, ce sera ce qu’on appelle dans le jargon médiatique un «entretien maison».
En ce qui concerne son timing, l’entretien a été précédé par une grande campagne de dénigrement du président de la république Kaïs Saïed, «l’homme à abattre» du moment pour les islamistes tunisiens, qui n’apprécient pas – c’est un euphémisme – son intransigeance doctrinale et son refus de composer avec eux comme l’ont fait ses deux prédécesseurs : Mohamed Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi.
Cette campagne de dénigrement, à laquelle se sont très opportunément associés beaucoup de médias audio-visuels, n’a pas été animée par les seuls dirigeants et partisans d’Ennahdha, qui n’ont jamais autant occupé la scène médiatique, puisqu’elle a mis aussi à contribution beaucoup de dirigeants politiques des autres partis proches d’Ennahdha ou cherchant à lui louer leurs services, y compris ceux de gauche (les éternels idiots utiles qui se reconnaîtront), du centre-gauche et du centre-droit (qui se reconnaîtront aussi). Ces derniers ont toujours composé avec les islamistes devenus, par la force des choses, leurs «patrons» et «employeurs», sans jeu de mots aucun.
Ces félons, qui ont toujours menti à leurs électeurs en affichant en public leur hostilité aux islamistes et en se mettant systématiquement à leur service, le moment opportun, et pas seulement en coulisses, se sont donné le mot ces derniers temps pour s’attaquer en des termes très violents au président Saïed et leurs attaques, on l’a compris, sont autant d’appels du pied (ou de demandes d’emploi) envoyés à Rached Ghannouchi et sa smala.
On prend les plus médiocres et on recommence
Dans ce jeu malsain où la mauvaise foi le dispute à l’hypocrisie, beaucoup de candidats autoproclamés au Palais de la Kasbah se bousculent au portillon, alors que les dirigeants d’Ennahdha ne cessent de crier sur tous les toits qu’ils sont défavorables au changement du chef du gouvernement Hichem Mechichi, et pour cause : ils savent qu’ils tiennent ce rond de cuir par le bon bout et tiennent en lui une marionnette docile et un larbin prêt à toutes les compromissions pour se maintenir à un poste dont, avant sa nomination, il n’osait même pas rêver.
Ainsi va la politique dans la Tunisie post-2011 : on prend les plus médiocres, les plus illégitimes et les plus faibles et on les propulse aux plus hauts postes de l’Etat pour imposer son contrôle, direct et indirect, sur un Etat devenu une véritable passoire.
Toujours en ce qui concerne le timing, le loup Ghannouchi s’est décidé à sortir enfin de la forêt, en courant le risque de s’exposer, à un moment où son adversaire du moment, le président Saïed, est isolé, esseulé et de plus en plus critiqué pour ses positions jugées rigides, y compris par ceux qui, hier encore, étaient présentés comme ses plus proches alliés, comme le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Noureddine Taboubi, dont on ne compte plus depuis une semaine les déclarations hostiles au chef de l’Etat, qu’il accuse de changer tout le temps d’avis et de ne pas respecter ses engagements les plus solennels, notamment en ce qui concerne sa participation au «dialogue national» préconisé par la centrale syndicale.
Des «gens de petite vertu» toujours prêts à se prostituer
Pour «abattre» l’homme dont il rêve de prendre bientôt la place, Ghannouchi ne pouvait donc rêver un meilleur moment. Mais entre vouloir et pouvoir il y a tout une distance à combler : celle de l’impopularité du chef islamiste, considéré par une majorité de Tunisiens comme un homme fourbe et un dangereux manœuvrier, dont le double langage, la dissimulation et le mensonge élevés au rang de méthode de gouvernement ne trompent plus personne. Bref, l’impact de l’entretien de Ghannouchi dépendra de ce qu’il s’apprête à annoncer ou à faire passer comme messages. Et, à ce niveau, rien n’est encore joué, que Saïed soit déjà au tapis ou pas…
Selon ses proches, le chef islamiste va proposer la mise en place d’un gouvernement politique présidé par Mechichi, qui serait reconduit à son poste. Il va aussi faire miroiter aux yeux des opportunistes habituels au sein des autres partis la possibilité de siéger dans le nouveau gouvernement. Dans ce contexte, il va faire des appels du pied en direction des dirigeants d’Attayar, d’Echaab, de Tahya Tounes et d’Afek Tounes, sans parler des groupes parlementaires qui soutiennent déjà le gouvernement Mechichi, pour les appâter – car beaucoup, dès qu’il s’agit de hauts postes politiques, ont les yeux plus gros que le ventre – ou les convaincre de la nécessité de constituer un soi-disant gouvernement de salut national pour aider à sortir le pays de la grave crise où il s’enfonce jour après jour. Ghannouchi, qui connaît bien tous ces «gens de petite vertu», car il les a tous vu à l’œuvre dans les coulisses, sait que beaucoup se laisseront volontiers convaincre et qu’en matière de prostitution politique, ils sont souvent en grande concurrence.
Bien entendu, il sera beaucoup plus difficile à Ghannouchi de convaincre les Tunisiens et les Tunisiennes de continuer à confier leur destin à ceux-là mêmes qui sont les principaux responsables de leurs malheurs actuels, à savoir les islamistes et leurs larbins, ou de croire que ces derniers sont capables aujourd’hui de les sortir du trou où ils les ont jetés.
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