A la veille du 64e anniversaire de la proclamation de la république, la situation en Tunisie est extrêmement grave, le peuple devenant de plus en plus incontrôlable et réclamant de reprendre en main sa souveraineté. Saura-t-il s’en servir pour mettre les bases d’une troisième république, en allant véritablement dans le sens de la mise en œuvre des valeurs républicaines, toujours proclamées mais pour l’essentiel non encore réalisées? Cette fois-ci, tout porte à croire qu’il le fera sans les partis qui ont conduit le pays au désastre…
Par Raouf Chatty *
Outre la date du 20 mars 1956 qui correspond à la proclamation de l’indépendance de la Tunisie, il est deux autres grandes dates inscrites à jamais dans l’histoire contemporaine de la nation: celle du 25 juillet 1957 avec la proclamation par l’Assemblée nationale constituante de l’abolition de la monarchie husseïnite et de l’instauration de la république et celle du 14 janvier 2011 baptisée «révolution de la liberté et de la dignité»…
Si les contextes intérieurs, politique et social, de ces deux événements historiques majeurs sont très différents, leurs auteurs et buts sont quasi identiques: le peuple et sa quête permanente de la démocratie, de la liberté, de la dignité, de la justice sociale, du développement et d’un Etat civil fondé sur la souveraineté du peuple et garantissant les droits de l’homme dans leur acceptation universelle.
La première date, celle du 25 juillet 1957, a consacré l’abolition de la monarchie beylicale et proclamé, pour la première fois dans l’histoire triplement millénaire du pays, que la Tunisie est désormais une république, que le peuple est souverain, que le pouvoir originel lui appartient et qu’il l’exerce à travers ses représentants élus au suffrage universel.
Pour le peuple, ce choix répond aux sacrifices énormes qu’il a consentis durant des siècles. Il consacre sa décision de s’affranchir définitivement du régime monarchique, de l’arbitraire, des injustices, des brimades et de la pauvreté, endurées durant 252 ans sous le régime beylical et la colonisation française de 1881 à 1956.
Ce choix souverain a été consacré dans la Constitution du 1er juin 1959 qui a opté pour un État civil basé sur les principes et valeurs humaines universellement reconnues.
En 54 ans, du 25 juillet 1957 au 13 janvier 2011, la première république, sous l’autorité des gouvernements successifs de Habib Bourguiba, le père de la nation et le fondateur de l’Etat moderne, et de son successeur Zine El-Abidine Ben Ali, à partir du 7 novembre 1987, la Tunisie, certes tenue d’une main, a fait des progrès énormes et est rapidement passé du statut d’un pays exsangue, sous-développé, foncièrement pauvre à celui d’un pays organisé, structuré, émancipé, sûr de lui-même, économiquement pré-émergent et politiquement écouté dans son environnement géopolitique et dans les instances internationales..
Même si son bilan dans le domaine des libertés civiles et politiques individuelles et publiques laissait à désirer et que des dérives ont été enregistrées, cela ne saurait en toute objectivité occulter les réalisations importantes de notre pays dans les domaines économiques et sociaux qui sont reconnues par les institutions économiques internationales, réalisations qui ont transformé profondément la physionomie du pays et impacté favorablement son image et son statut sur le plan international.
Sous le leadership de Bourguiba, le pays a connu trois révolutions silencieuses : la première concerne la femme avec l’adoption du Code du statut personnel qui a consacré l’égalité entre les sexes et affranchi la femme de la tyrannie de l’homme et de la société patriarcale; la deuxième concerne l’éducation qui a été ouverte à tous sans exclusive et de manière gratuite; et la troisième concerne les services de santé fournis gracieusement pour tous et l’institution des programmes de planning des naissances. Ces trois révolutions ont transformé foncièrement la société tunisienne et l’ont émancipée faisant progressivement de la Tunisie un pays ouvert et moderne.
Le régime de Ben Ali a continué sur la même lancée. Ses scores dans le domaine économique confirmés par les organismes internationaux étaient assez bons, mais les richesses engrangées par le pays étaient inéquitablement réparties entre les régions et les classes sociales… L’autoritarisme excessif de son régime, le manque flagrant de libertés civils et politiques, la montée fulgurante des inégalités sociales et économiques ont précipité le soulèvement populaire, déclenché le 17 décembre 2010 et causé l’effondrement du régime le 14 janvier 2011, inaugurant l’entrée de la Tunisie, avec la bénédiction de puissances étrangères, dans une nouvelle ère baptisée «révolution de la liberté et de la dignité».
Depuis le 14 janvier 2011, la nouvelle classe politique toutes tendances confondues et les islamistes du mouvement Ennahdha en particulier, qui se sont accaparé depuis le pouvoir, se sont réclamés de la «deuxième république». Ils n’ont eu de cesse de réclamer haut et fort leur attachement à la démocratie, aux droits de l’homme, aux libertés individuelles et publiques, à la justice sociale, proclamant leur volonté de construire un État civil fondé sur la citoyenneté, les droits de l’homme et la justice sociale et rompant définitivement avec la tyrannie.
Et c’est à l’aune de ces valeurs consacrées expressément dans la Constitution de janvier 2014 rédigée par cette nouvelle classe politique qu’il faudra évaluer aujourd’hui le bilan de la décennie post-révolution et les apports réels de cette classe politique dans l’édification de la deuxième république…
Dans ce cadre, force est de constater que le bilan de ces dix dernières dans la quasi totalité des domaines est foncièrement négatif. A l’exception de la liberté d’expression, et qui est souvent sujette à des remises en question, aucun des objectifs autour desquels s’est bâti cette deuxième république n’a été atteint.
La situation générale dans tous les domaines (politique, économique sanitaire, financière, social, psychique est très médiocre. Tous les indicateurs sont au rouge.
Marqué par une instabilité politique et sociale chronique, le pays a connu en dix ans huit chefs de gouvernement dont aucun n’a été en mesure de relever les grands défis économiques et sociaux auxquels il fait face: ralentissement économique, baisse de l’investissement, hausse de l’endettement extérieur, chômage, criminalité, insécurité, cherté de la vie, prolifération des revendications sociales, flambée de la migration irrégulière…
La Tunisie souffre aujourd’hui de problèmes endémiques en tous genres d’une intensité qu’elle n’avait jamais connue auparavant, offrant au monde l’image d’ un pays fatigué, asthénique sans repères enfoncé dans des crises de leadership politique sur fond de luttes effrénées pour le pouvoir et pâtissant de difficultés innombrables qui semblent gagner de jour en jour en complexité.
Le pays exaspéré menace explosion
La crise sanitaire sans précédent qui a fait à ce jour environ 18000 décès du Covid-19 est venue donner le coup de grâce à une classe politique débordée, dépassée et qui semble prête à tout pour rester au pouvoir.
Le pays en ébullition prend pour cibles ses gouvernants notamment les dirigeants du parti islamiste Ennahdha accusés d’incompétence et de prédation. Le peuple et l’élite intellectuelle comme la société civile réclament de plus en plus avec insistance de revoir de fond en comble tout le système politique érigé par la Constitution de janvier 2014 qui a mis l’Etat et la société carrément dans l’impasse… et conduit aux aux nombreusx échecs que vit le pays depuis dix ans.
Tous insistent sur l’échec de la deuxième république et réclament le passage en douceur à la troisième république car tous savent que le changement est devenu inéluctable, la situation générale dans le pays ne pouvant continuer de la sorte.
La sagesse réclame que ce changement se déroule dans les plus brefs délais de façon pacifique, pour anticiper les troubles et mouvements sociaux de grande ampleur qui pourront ébranler plus que jamais les institutions de l’Etat et mettre davantage en péril la sécurité de la nation.
La situation est extrêmement grave, le peuple devenant de plus en plus incontrôlable et réclamant de reprendre en main sa souveraineté. Mais saura-t-il s’en servir pour mettre les bases d’une véritable république, la troisième, de la manière qu’il jugera appropriée et loin de toutes les manipulations politiciennes, de manière à aller véritablement dans le sens de la mise en œuvre des valeurs républicaines, toujours proclamées mais pour l’essentiel non encore réalisées? Cette fois-ci, tout porte à croire qu’il le fera sans les partis qui ont conduit le pays au désastre… même si certains parmi eux veulent faire accréditer l’idée contraire. Du chemin reste encore à faire par le peuple pour construire la république qui demeure toujours un idéal à atteindre…
Ancien ambassadeur.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
Tunisie : La guerre contre le Covid-19 alimente de graves conflits politiques
Covid-19-Tunisie : Les raisons d’une gestion calamiteuse par trois gouvernement successifs
D’un pays pré-émergent, la Tunisie en passe d’être classée pays pauvre
Donnez votre avis