Kaïs Saïed a aujourd’hui la chance extraordinaire d’entrer dans l’histoire de la Tunisie comme l’initiateur voire le fondateur de la IIIe République, en rompant définitivement avec une décennie dominée par le parti islamiste Ennahdha (dix gouvernements en dix ans, de 2011 à 2021), marquée par l’instabilité politique, l’ingouvernance, les crises, et les échecs dans tous les domaines, et qui a mis la Tunisie à genoux et en a fait un pays appauvri et déprimé comme l’attestent les rapports de plusieurs organisations internationales…
Par Raouf Chatty *
Le président de la république doit avoir la sagesse de conduire à bon port le processus politique qu’il avait engagé dans la soirée du 25 juillet 2021, en activant l’article 80 de la Constitution de 2014, dans le droit fil des réclamations des soulèvements populaires dans la capitale et les autres villes du pays (exit l’islam politique, liberté, dignité, combat contre la corruption, prospérité…), ouvrant ainsi une nouvelle étape dans l’histoire de la Tunisie et redonnant aux Tunisiens l’espoir de voir leur pays sortir définitivement du tunnel, retrouver ses repères, se réconcilier avec lui-même, se remettre sur la voie du travail productif et créateur, de la démocratie réelle, de la justice sociale, de la modernité…, valeurs qui ont été malmenées durant les dix dernières années…
L’attente de la «Feuille de route» promise par le président se fait longue
A ce stade de l’évolution de la situation et deux semaines après le séisme profond qui rappelle celui du 14 janvier 2011, provoqué par les décisions historiques annoncées solennellement par le président de la république (limogeage du chef du gouvernement, gel des travaux du parlement, levée de l’immunité parlementaire des députés…), au grand soulagement du peuple. Ces décisions ont ébranlé le parti islamiste Ennahdha qui a crié au coup d’Etat, secoué fortement la scène politique nationale et suscité des interrogations dans le voisinage géopolitique de la Tunisie, mais force est de constater que le président de la république mène toujours la partie avec détermination et constance.
Droit dans ses bottes, fidèle à sa méthode de travail, il refuse de se précipiter, de céder sur les principes et les valeurs qu’il avait toujours défendus: la souveraineté du peuple, le combat contre la corruption, le refus du dialogue avec les corrompus de quelque bord soient-ils…
Aujourd’hui, le peuple, le microcosme politique, l’élite intellectuelle, la société civile, les pays voisins de la Tunisie, les grands pays et les bailleurs internationaux attendent la «Feuille de route» promise par le président de la république dans son intervention du 25 juillet.
Les réformes fondamentales doivent d’abord porter sur le système politique issu de la révolution de 2011
Cette «Feuille de route» est censée fixer la philosophie politique et les grands axes autour desquels seront construites les grandes réformes qui seront mises en œuvre dans les domaines institutionnel, politique, économique, financier, social et culturel pour les deux prochaines décennies.
L’accent doit être axé sur le fait que ce document politique majeur doit rester fidèle aux constantes idéologiques, religieuses et civilisationnelles de la Tunisie, une nation méditerranéenne, moderne, ouverte sur le monde, avec un Etat national centralisé, et un pouvoir politique fort au service des aspirations du peuple, d’où la nécessité d’éviter de déliter le pouvoir, avec des concepts étrangers à la culture politique du peuple, peu habitué à la décentralisation excessive, au pouvoir local et à la démocratie locale qui risquent, dans le contexte social et culturel actuel, d’accélérer le processus d’affaissement de l’autorité de l’Etat central, observé durant la décennie 2011-2021 avec les dérapages que nous savons.
Le pays n’a également que faire des idéologies défendues par des partis politiques, qu’ils soient de gauche, du centre ou de droite. La politique, dans le 21e siècle, a totalement changé de logiciel dans un monde plus que jamais interdépendant, très concurrentiel et dominé par l’intelligence, le savoir, la science et les nouvelles technologies…, comme en témoigne la guerre sanitaire planétaire contre le Covid 19…
Soulagés par l’évolution sereine de la situation générale en Tunisie, un pays calme, civilisé et foncièrement pacifique, après les inquiétudes profondes suscitées par les décisions du 25 juillet, les États-Unis, la France, l’Union européenne et d’autres puissances suivent toujours de très près l’évolution de la situation institutionnelle, politique, sécuritaire et économique dans notre pays, comme en témoignent les appels téléphoniques reçus par le président de la république de la part du président français, du ministre des Affaires étrangères américain, du conseiller à la sécurité nationale à la Maison blanche, de ses homologue égyptien, algérien et autres, la Tunisie revenant plus que jamais sur l’échiquier politique régional et international.
Tous ces pays attendent également de voir le contenu d la «Feuille de route» que le président de la république va présenter à la nation, après avoir décidé de geler pour trente jours, susceptibles de prolongation, les activités du parlement, le limogeage du chef de gouvernement, la prise en main du pouvoir exécutif, la levée de l’immunité parlementaire des députés.
Il n’y a pas de crainte à se faire, la Tunisie restera toujours un État de droit
Celles et ceux qui, en Tunisie et surtout à l’étranger, ont crié au «complot contre la constitution», à la «dictature du président», en particulier le parti islamiste, et exprimé leur vives préoccupations de voir la Tunisie tourner la page de la démocratie, des libertés individuelles et publiques, de l’Etat de droit, ont été rassurés à maintes reprises par le président de la république, qui a affirmé, à plusieurs reprises, que la Tunisie restera toujours un État de droit.
Kais Saied n’a eu de cesse de marteler que l’Etat continuera de respecter la légitimité populaire, de faire prévaloir la primauté du droit et de respecter scrupuleusement les droits de l’homme et les libertés publiques… et que la politique doit rester une activité noble au service de l’intérêt général et non au service des partis et des individus…
De fait, tout le monde a constaté que le président de la république affirme à tous ses interlocuteurs, tunisiens et étrangers, et de manière franche, qu’il avait pris ces mesures dans le respect du texte et de l’esprit de la Constitution, répondu aux réclamations exprimées par le peuple souverain, et qu’il ne sera point touché au processus démocratique, à la liberté de la presse et aux libertés publiques en Tunisie et qu’il sera veillé scrupuleusement à l’indépendance de la magistrature…
Dans ce cadre, il convient de noter que la presse, les médias, les chancelleries à Tunis et les observateurs tunisiens et étrangers ont certainement constaté que le parti Ennahdha, qui a été déstabilisé et pris de panique par les mesures exceptionnelles du 25 juillet, avait continué de tenir ses réunions en toute liberté et n’a pas du tout été inquiété.
Ses responsables s’étaient exprimés dans les médias en toute liberté. Son président, libre de ses mouvements, avait donné des interviews à de grandes agences mondiales de presse, comme l’AFP et Reuters, des journaux comme le New York Times ou le Corriere della Sera, le plus grand quotidien en Italie. M. Ghannouchi a critiqué avec véhémence les décisions du président Saïed les qualifiant de complot anticonstitutionnel et demandé avec force le retour à l’ordre constitutionnel en vigueur à la date du 24 juillet. Il était depuis revenu à des propos plus conciliants… pour des raisons que tout le monde sait tactiques.
Quant aux médias et aux réseaux sociaux, ils ont fait état de la campagne menée aux États-Unis et dans des capitales occidentales contre le président tunisien par des lobbies au service du parti islamiste, calomniant injustement la Tunisie et accusant le président d’avoir enfreint la légalité et violé gravement l’ordre constitutionnel.
Par ailleurs, des membres du parti islamiste seraient sur le point de saisir la justice administrative pour annuler les décisions du président de la république…
Mais, en dépit de ces assurances et du grand soulagement qui règne depuis le 25 juillet dans le pays, le peuple vacant à ses occupations dans le calme total, une inquiétude de plus en plus perceptible commence à s’installer dans les cœurs quant à l’orientation que le président de la république entend donner à ses décisions du 25 juillet, pour assurer le retour à l’ordre normal des choses, s’attaquer à la crise institutionnelle et politique actuelle, comme aux nombreux défis, économique, financier, sécuritaire, sanitaire (on dénombre à ce jour plus de 20.000 morts du Covid 19) et social auxquels fait face la Tunisie depuis plusieurs années… et qui restent à ce jour en l’état…
Le président de la république prend tout son temps, mais sait-il où il compte nous mener ?
Les gens sont d’autant plus inquiets que le président de la république prend tout son temps pour choisir la personnalité qui va l’aider à diriger les activités du futur gouvernement qui sera, comme il l’avait dit, responsable uniquement devant lui.
A ce sujet, il est fort probable que le président va continuer dans les prochains jours la nouvelle politique qu’il a inaugurée, consistant à nommer une personnalité à la tête de chaque département ministériel pour en gérer les dossiers, et qui au demeurant doit disposer d’une grande compétence dans le domaine, en attendant de confier à un homme ou à une femme de confiance le poste de chef de gouvernement ou plutôt de coordonnateur des activités du gouvernement. Le président, voulant désormais être présent sur tous les dossiers… et ne pas refaire la malheureuse expérience qu’il avait eue avec l’ex-chef de gouvernement Hichem Mechichi.
Pour ce qui est de la «Feuille de route», et comme il a été mentionné ci-dessus, elle va constituer désomais l’actualité politique majeure dans le pays pour les prochains mois. Il est donc extrêmement important qu’elle soit claire, bien ficelée, bien pesée et qu’elle s’inscrive dans le droit fil des attentes des Tunisiens, qui durant ces dernières années ont dit non à l’islam politique et réclamé le retour à la primauté des valeurs de la république fondée par le leader Habib Bourguiba, le 25 juillet1957, avant d’être battues en brèche durant la dernière décennie.
Elle devra bien sûr mettre en évidence la philosophie et la vision politique du président comme les grands axes de la politique générale de l’Etat qu’il entend mener dans les domaines institutionnel, politique, économique, financier et social pour les années à venir.
Le président de la république devrait compter dans l’élaboration de cette «Feuille de route» sur les propositions de l’UGTT et de l’Utica, et penser surtout à y associer l’intelligentsia tunisienne pour parvenir à un document équilibré.
Il devra, surtout, se garder d’associer les partis politiques qui d’une manière ou d’une autre avaient dominé la scène politique durant la pire décennie politique qu’ait connue la Tunisie depuis son indépendance, celle 2011-2021. Ces partis ne peuvent pas honnêtement se dérober aujourd’hui à leurs responsabilités dans les malheurs de la Tunisie et imputer tous les échecs au seul parti islamiste. Beaucoup parmi eux ont pactisé, d’une manière ou d’une autre avec ce dernier.
Cette «Feuille de route» devra comprendre un échéancier clair concernant la mise en place des actions prévues au titre de chacun de ses axes.
La commission chargée de sa rédaction ne doit pas se perdre dans les détails. Elle devrait être restreinte, regroupant une quinzaine de personnalités des deux sexes rompus aux affaires de l’Etat, dont quatre personnalités des centrales ouvrière et patronale, trois jeunes connaissant bien les préoccupations de la jeunesse.
Il faut à tout prix éviter les fautes qui ont été commises les années précédentes lors de l’élaboration de la «Petite constitution» de 2011, de la Constitution de janvier 2014 ou des feuilles de route dans le cadre du «Dialogue national» rééditées, par le passé plus d’une fois, mais qui n’ont pu être mises en route en raison des tergiversations politiques. Ces documents, il ne faut jamais l’oublier, ont coûté très cher à la nation, tellement ils étaient bourrés de contre-sens et de bizarreries, bref des documents fourre-tout pour contenter… tous les protagonistes!
Un important tournant historique que le président n’a pas le droit de rater
La «Feuille de route» attendue devrait prévoir plusieurs actions dont notamment la rédaction d’une nouvelle Constitution, le changement de la nature du système politique, l’abandon du régime parlementaire, la révision du mode de scrutin, la suppression des instances nationales budgétivores créées par la Constitution de janvier 2014 ou leur fusion, la redéfinition des priorités diplomatiques, la révision des lois concernant les partis politiques et les associations, ainsi que leur financement, la lutte contre la corruption…
Elle devra traiter du gel de facto du parlement, ce qui le rendra caduque après que la justice ait engagé les poursuites contre les députés impliqués dans des affaires de droit commun.
Cette «Feuille de route» devra également faire des propositions sur le futur statut du parti islamiste et des partis qui se réclament de la religion… Elle devra prévoir l’organisation d’élections présidentielles et législatives anticipées.
La nation attend aussi des réformes structurelles extrêmement importantes que cette «Feuille de route» devra proposer dans les domaines économique, financier, social et culturel pour redresser la société tunisienne et lui redonner espoir et permettre à la Tunisie de reprendre sa place dans l’environnement régional et sur l’échiquier international comme un pays respecté et écouté…
Bref, nous sommes à un important tournant historique que le président de la république n’a pas le droit de rater, car l’avenir de la nation en dépend.
A bon entendeur…
* Ancien ambassadeur
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