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Tunisie : Mohamed Ghariani, l’homme au destin contrarié

Pour avoir souvent fait de mauvais choix et au plus mauvais moment, Mohamed Ghariani n’a plus, aujourd’hui, aucune place sur la scène politique nationale. Les Tunisiens l’ayant jeté à la poubelle de l’Histoire, à deux reprises, en 2011 et en 2021, il apparaît désormais comme il a toujours été : un politicien médiocre, simple apparatchik dénué de tout charisme et sans stature pouvant imposer le respect.

Par Tarek Mami *

On dit de Janus, le dieu romain, qu’il est «bifronts» ou à deux visages, l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Il est fêté le premier janvier car il marque la fin de l’année écoulée et le début de l’année qui commence. On dit aussi que son temple est ouvert en temps de guerre et fermé en temps de paix. Cependant, le commun des mortels retient de lui, non pas sa définition de dieu des commencements, des transitions et des fins, mais l’image de l’homme au double visage, qui enterre une page pour en ouvrir une autre, effacer le passé et regarder vers l’avenir. En Tunisie, Mohamed Ghariani représente pour beaucoup cette dernière image, celle de celui qui brûle le lundi ce qu’il a adoré le dimanche.

Les concitoyens de l’homme politique retiennent son discours, ses actes et ses trajectoires tout au long de sa carrière. Le cas de Mohamed Ghariani, titulaire d’une maîtrise en sociologie, s’impose, en Tunisie, comme un «idéal-type», dans sa définition théorisée par le sociologue allemand Max Weber. Il peut, en effet, représenter un échantillon pour l’analyse du personnel politique tunisien qui a sévi entre le 14 janvier 2011 et le 25 juillet 2021. S’il est évoqué ici, c’est à double titre, en tant que diplômé de l’université et en tant que «touriste politique», expression créée par les Tunisiens pour qualifier certains acteurs politiques qui changent constamment de parti.

De rupture en ralliement

Que va faire Ghariani après les décisions annoncées, le 25 juillet, par le président de la république Kais Saied, et notamment celle de geler les travaux de l’Assemblée? Ambassadeur de Tunisie en Grande-Bretagne, chargé un moment de la formation politique de Sakher El Materi, gendre du défunt président Zine El Abidine Ben Ali, conseiller politique de ce dernier, secrétaire général du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), au moment de la chute de l’ancien régime, en janvier 2011, puis conseiller politique du défunt président Béji Caïd Essebsi, en 2015 et membre de la direction du parti Al-Moubadara de Kamel Morjane, il a bifurqué une nouvelle fois pour devenir, à compter de début décembre 2020, conseiller politique de Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha et, accessoirement, président de l’Assemblée (décret n° 2020-934 du 27 novembre 2020 – Journal officiel du 1er décembre 2020), dont les travaux sont gelés depuis le 25 juillet.

Discours officiel et deal caché

Cette carrière a été expliqué, par ses nouveaux employeurs islamistes, par le fait qu’il a fait son mea-culpa, admis «ses erreurs» commises avant le 14 janvier 2011, quitté «la contre-révolution» (sic!), et rejoint les rangs des soutiens et défenseurs de «la révolution et de la démocratie» (re-sic!). Et que c’est donc au titre de «la réconciliation nationale» qu’a démarré sur les chapeaux de roue la quatrième carrière de Mohamed Ghariani. Ses adversaires s’amusent, bien sûr, de ces explications, et lui répondent par les paroles du chanteur français au cigare, Jacques Dutronc : «Je retourne ma veste, toujours du bon côté».

Les Tunisiens, devenus tous de fins analystes politiques, ne l’écoutent pas de cette oreille. Pour eux, le «retournement de veste» et le «tourisme politique» du dernier chef du parti qui a opprimé les militants et sympathisants du parti islamiste, avant de devenir leur défenseur et leur zélé serviteur, détonne et confirme l’inconsistance intellectuelle, l’immoralité politique et la carrière sinueuse du personnage. Il n’est assurément pas l’homme d’une ligne politique et d’une conviction au long cours.

Beaucoup de Tunisiens ont également compris que ce dernier revirement de Ghariani s’inscrit, du point de vue d’Ennahdha (et l’intéressé en est sûrement conscient et en joue aussi) dans le cadre de la lutte contre l’aura grandissante de Abir Moussi, le principal adversaire des Frères musulmans, au moment où les sondages accordent à sa formation, le Parti destourien libre (PDL), la première place en termes d’intentions de vote pour les législatives.

Ghariani pensait, à tort, qu’il suffisait d’agiter la promesse de «réconciliation nationale» pour que des anciens affidés du parti de Ben Ali se sentent attirés par l’ancien secrétaire général de leur défunt parti, par nostalgie ou par calcul, pour retrouver quelque peu l’estime de soi dans une scène politique dominée par les islamistes. Mais il se trahit lui-même et révèle l’objet réel de sa mission lorsqu’il déclare : «Abir Moussi n’est pas la solution, elle exprime des pensées effrayantes même au sein de sa famille destourienne». L’expression «sa famille destourienne» révèle le deal caché entre les Mohamed Ghariani et Rached Ghannouchi. Selon ce deal, le rôle du premier consiste à vendre matin, midi et soir l’idée de la réconciliation nationale, pour convaincre une partie de la mouvance destourienne de le rejoindre dans son aventure «islamiste».

Selon les chiffres officiels, le RCD, le parti de Ben Ali comptait plus de deux millions de membres avant 2011. Et parmi eux se trouveraient de nombreux hommes d’affaires aujourd’hui dans la tourmente, poursuivis en justice et interdits de voyage, qui pourraient être tentés de rejoindre le tandem Ghannouchi-Ghariani pour se refaire une virginité.

Au moment où sa base électorale fond comme neige au soleil, le président d’Ennahdha espère puiser dans cette réserve destourienne. Le constat est clair sans appel : de 1,5 million de voix et 37,04% des votants, lors de l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC) du 23 octobre 2011, le parti islamiste n’a recueilli que 947.000 voix et 27,79% des votants, lors des législatives de 2014 et «seulement» 561.000 et 19,55% des votants lors de celles de 2019. Soit la perte d’un tiers de ses électeurs à chaque élection générale.

Grâce à l’électorat destourien qu’il aura récupéré entretemps, Ghannouchi espère concrétiser son rêve de remporter la présidentielle de 2024 et terminer ainsi en beauté, à 83 ans, une carrière politique commencée il y a un demi siècle, qui l’a vu affronter trois présidents, Habib Bourguiba, Zine Al-Abidine Ben Ali et Kaïs Saïed.

Calcul politicien erroné

La réconciliation nationale suppose de prendre langue avec tous hommes et femmes politiques du pays, et de toutes tendances, pour tenter de construire des passerelles entre eux et les dirigeants du parti majoritaire au parlement. Or, il n’en a rien été. Mohamed Ghariani est devenu le perroquet, qui se contente de répéter les éléments de langage du patron du parti islamiste, sans même y ajouter une touche personnelle. Sa mission se résumant, en réalité, à contrer son ancienne camarade du RCD, Abir Moussi, l’adversaire des islamistes, essayer de ridiculiser ses prises de positions et justifier toutes les attaques qu’elle subit. La réconciliation nationale promise attendra.

L’homme ne se révèle pas acteur (de son destin) mais un simple instrument, le bras armé de son ancien adversaire politique. De serviteur de Ben Ali, Mohamed Ghariani est devenu le serviteur de Ghannouchi. Il n’a donc qu’une constance: servir, servir et encore servir. C’est, à ce titre, le triomphe de la conception négative de Janus, pour qui la vérité d’hier (rejet de l’islam politique) n’a plus cours, voire vire à l’inverse aujourd’hui (soutien de l’islam politique).

Avec les décisions fortes et exceptionnelles du président en titre, Kais Saied, et au-delà de la casuistique autour du coup d’état ou du coup d’éclat, violation ou respect de la constitution, le rêve partagé du duo Ghannouchi-Ghariani s’est brisé sur le mur de la réalité politique et populaire tunisienne, pour devenir une chimère.

A la poubelle de l’Histoire

Ghariani n’apparaîtra pas comme l’homme de la réconciliation post 2011 et Ghannouchi ne sera pas président de la république tunisienne. Le marché de dupes passé entre les deux hommes se termine en queue de poisson. En se soulevant, le 25 juillet, en s’attaquant à plusieurs locaux du parti Ennahdha dans différentes régions du pays et en manifestant en masse pour exiger la destitution de chef du gouvernement Hichem Mechichi et la dissolution de l’Assemblée qui ne les représente pas, les Tunisiens visaient directement Rached Ghannouchi, comme le reconnaissent des poids lourds de son parti, dont certains lui demandent de se démettre de ses deux présidences.

Mohamed Ghariani n’a plus, quant à lui, aucune place dans ce tableau, les Tunisiens l’ayant jeté à la poubelle de l’histoire, à deux reprises, en 2011 et en 2021. Il apparaît aujourd’hui comme il a toujours été : un politicien médiocre, simple apparatchik dénué de tout charisme et sans stature pouvant imposer le respect.

* Journaliste, directeur Radio France Maghreb 2, Paris.

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