Dire que les «mesures exceptionnelles» annoncées le 25 juillet 2021 par le président Kaïs Saïed ont constitué un tournant politique important est un euphémisme. Il s’agit d’un véritable séisme dont les secousses vont longtemps continuer à résonner dans une scène politique tunisienne volatile et inconsistante. Et qui tarde à se remettre en question pour espérer repartir sur des bases plus saines.
Par Ridha Kéfi
«On sait comment les sondages d’opinion sont réalisés» dira, sur un ton ironique, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), en apprenant que le président Kaïs Saïed continue de caracoler en tête des personnalités en lesquelles les Tunisiens ont le plus confiance, et que sa popularité à elle a piqué du nez au cours de ce mois d’octobre 2021, puisqu’elle ne figure même plus dans le top 5, alors que sa place a toujours été, jusque-là, 2e, après le président de la république.
Kaïs Saïed ou la prime à l’immobilisme
Généralement, seuls ceux qui sont donnés parmi les premiers classés croient aux résultats des sondages d’opinion et ne mettent pas en question leur crédibilité, alors que, jusque-là, les sondeurs ne se sont pas beaucoup trompés dans l’ensemble : ils avaient toujours identifié à l’avance les vainqueurs des élections et ont même vu longtemps à l’avance aussi la montée d’un phénomène politique appelé Kaïs Saïed, alors que peu d’analystes et d’observateurs avisés lui donnaient une chance de conduire un jour les destinées de la Tunisie.
Les résultats du dernier baromètre politique de Sigma Conseil, publiés aujourd’hui, vendredi 22 octobre 2021, par le quotidien Le Maghreb vont surprendre beaucoup et, surtout, faire grincer les dents de quelques uns. Car ils confirment l’insolente popularité de Kaïs Saïed, en qui 77% des sondés continuent de faire confiance, lui faisant même gagner 4 points en un mois, et ce malgré les critiques dont il ne cesse de faire l’objet, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, et notamment de la part des principaux partenaires de la Tunisie, les États-Unis et l’Union européenne en tête, qui ne sont pas loin de soupçonner, chez lui, des velléités d’autoritarisme pouvant mettre en danger l’expérience démocratique en Tunisie, une plante décidément très fragile et qui pousse difficilement dans un terrain fangeux.
Kais Saïed n’a même pas à se faire prévaloir de réalisations concrètes ou grandioses. Il peut cumuler tous les pouvoirs, s’assoir dessus, ne rien faire qui vaille, poursuivre son interminable monologue sur la lutte contre la corruption, la chasse aux voleurs, le respect de la volonté du peuple et l’attachement à la souveraineté nationale, des thématiques à forte connotation populiste et qui justifient souvent tous les immobilismes, pour continuer à plafonner dans les sondages. «Echhaab yourid» (ainsi veut le peuple), disait déjà son slogan de campagne. Et on ne peut que s’incliner. La démocratie, n’est-ce pas aussi l’acceptation de cette «dictature du peuple qui veut»?
Abir Moussi perd son fond de commerce
En plus de l’insolente popularité de Saïed, une réalité de laquelle on va devoir s’accommoder, le dernier sondage de Sigma Conseil apporte un fait nouveau : la présidente du Parti destourien libre (PDL), la tonitruante Abir Moussi, dont le parti a toujours caracolé en tête des intentions de vote pour les législatives, et qui était habituée à une solide seconde place, en termes de confiance des Tunisiens, après Saïed, ne figure même plus désormais dans le quintet de tête. Divine surprise : Abir Moussi est devancée par une nouvelle venue, hier encore inconnue dans le bataillon, Najla Bouden, la nouvelle cheffe du gouvernement, qui jouit d’un étonnant taux de confiance estimé à 51%, alors qu’elle n’a encore fait aucune déclaration digne de ce nom ni n’a annoncé la moindre mesure pouvant aider à la faire connaître du grand public. On peut estimer que cette popularité, aussi soudaine que temporaire, elle la tient de la confiance qu’a mis en elle le président de la république et qu’elle ne tardera pas à perdre peu à peu au contact des réalités du gouvernement.
Mme Bouden est suivie, de très loin, par deux dirigeants démissionnaires du parti islamiste Ennahdha, Abdelfattah Mourou et Abdellatif Mekki, en rupture de ban avec leur famille politique, crédités tous deux de 17%, et c’est le journaliste Safi Saïd, un grand populiste devant l’Éternel, qui ferme le quintet de tête avec 16% de taux de confiance. Mais pas de Abir Moussi à l’horizon ! Que s’est-il passé ?
Après le tremblement de terre
Ce qui a changé ce n’est pas tant Abir Moussi, qui reste égale à elle-même, observant la même posture d’hostilité absolue aux islamistes et recourant aux mêmes techniques de communication (le contact direct et permanent avec les Tunisiens à travers les vidéos régulièrement diffusées via les réseaux sociaux), mais c’est la conjoncture politique générale dans le pays qui a tout chambardé.
Les «mesures exceptionnelles» annoncées le 25 juillet dernier par le président Saïed ayant mis hors-jeu les islamistes d’Ennahdha et abattu le système qu’ils avaient mis en place dans le pays depuis 2011, Mme Moussi s’est retrouvée carrément sans emploi : on n’a plus besoin d’elle pour déloger Ghannouchi et consorts. Et cette perte d’utilité, elle le paye cash et, pour espérer se remettre en selle, il va falloir qu’elle se remette en question et qu’elle se retrouve une nouvelle mission dans un champ politique totalement éclaté et qui ressemble à un magasin de porcelaine après le passage d’un éléphant appelé… Kaïs Saïed.
Cette analyse est aussi valable pour tous les autres partis politiques, y compris Ennahdha, qui ont du mal à retrouver leurs marques dans la tourmente actuelle, se cherchant de nouvelles raisons d’espérer, dans la perspective des prochaines élections prévues en 2024 mais qui pourraient venir plus tôt, si des élections anticipées étaient organisées après la révision annoncée de la constitution et de la loi électorale. Ce seraient alors des élections au cœur de la tempête ! Comme celles de 2011. Donc propices à toutes les surprises.
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