Ils sont traités de tous les noms et accusés de tous les maux : «corrompus, misogynes, mafieux, incompétents…, des satans pour l’économie, des fossoyeurs pour l’État et apostats pour la Révolte du Jasmin». Voilà grossièrement ce qu’une très large partie de l’opinion publique tunisienne pense de ces parlementaires, islamistes ou alliés, qui ont ruiné l’économie tunisienne, depuis 2011, avec la bénédiction et diktats du Cheikh Rached Ghannouchi (80 ans).
Par Moktar Lamari, Ph. D.
Cela dit, ces élus parlementaires ne sont pas tombés du ciel! Ils sont sortis droit des urnes. Et par leurs déviances, ils renvoient aux Tunisiens une image d’eux-mêmes, une sorte de miroir réflecteur pour se regarder en face et pour se questionner en tant qu’électeurs !
«Les chats ne font pas des chiens» ?
Le capharnaüm qui a marqué les travaux du parlement les dernières années en dit long sur la responsabilité des électeurs au sein de la jeune démocratie tunisienne.
La responsabilité de l’électeur médian (centriste) est particulièrement pointée du doigt.
Cet électeur pivot, positionné au centre du continuum gauche-droite, est indécis, crédule et se fait avoir à chaque élection, en votant sans réfléchir et sans mesurer les conséquences de son vote.
Représentatif d’une majorité d’électeurs centristes et «bon enfant», l’électeur médian offre naïvement et généreusement un vote décisif pour mettre en selle tous ces parlementaires qui ont déraillé de sa trajectoire, la démocratie en Tunisie, 10 ans après sa révolte contre la dictature de Ben Ali.
Mais qui est cet électeur médian? Pour répondre à cette question, on fait appel aux travaux d’un économiste célèbre pour avoir fondé l’École de pensée des Choix publics (public choice)! Anthony Downs, économiste américain, auteur du livre An Economic Theory of Democracy (publié la première fois en 1957) a mis en exergue le concept de l’électeur médian, ce naïf, docile, simplet… qui vote dans l’ignorance «rationnelle» des enjeux du scrutin.
Downs démontre que cet électeur médian vote naïvement en faveur de ces élus et partis capables de le trahir et de le malmener aussitôt installés au pouvoir. Et pour cause, ces partis et élus donnent des promesses qui n’engagent que ceux qui les croient…
Antony Downs est décédé il y a seulement deux semaines, début octobre 2021 (à l’âge de 90 ans) et n’a jamais mis les pieds en Tunisie, ni dans un seul pays arabo-musulman.
Cet économiste méconnu par les élites politiques en Tunisie nous a légué deux théorèmes économiques combien instructifs pour comprendre comment ces élus et leur parlementarisme chaotique ont ruiné l’économie et les espoirs de la Révolte du Jasmin. Le PIB par habitant a baissé de 30% en dollars constants entre 2010 et 2021.
Deux théorèmes qui dévoilent non seulement l’immaturité de l’électeur médian, mais aussi l’irresponsabilité des partis politiques dans des pays où la démocratie est encore à l’état végétatif.
C’est le cas de la Tunisie, entre autres!
La Tunisie a été gouvernée avec une instabilité gouvernementale impensable ailleurs dans le monde : 11 gouvernements, presque 510 ministres en 10 ans. La France, un pays 6 fois plus peuplé que la Tunisie, a eu pour la même décennie, pas plus que 120 ministres et 4 chefs de gouvernement. Soit quasiment le nombre de ministres que la Tunisie a eu en une seule année… 2020, année où la Covid-19 a fait des ravages pour les vies humaines et pour l’économie.
Le théorème 1 de Downs porte sur l’électeur médian et le théorème 2 sur l’ignorance rationnelle des électeurs issus des couches sociales défavorisées.
L’électeur médian… et son ignorance rationnelle
Ce célèbre théorème soutient que :
- sur un continuum idéologique gauche-droite,
- avec des préférences collectives dominées par les préférences des électeurs du centre du continuum (préférence unimodale),
- avec une ignorance dictée par le peu d’éducation et l’incompétence face aux défis électoraux, chez une majorité d’électeurs,
- les partis politiques de la droite et de la gauche vont mener des campagnes électorales pour arracher le vote de l’électeur médian,
- et une fois élus, ces partis n’en font qu’à leur guise, favorisant leurs troupes et camps d’origine, tournant le dos à leurs promesses électorales et à l’électeur médian.
Appliqué à la Tunisie post-2011, ce théorème permet d’ouvrir les yeux sur les dégâts de la démocratie miroitée. Ce théorème permet aussi de comprendre les raisons de prolifération des partis politiques : 209 partis, dont plus de 200 sont créés ex nihilo, pour une population de 11 millions, dont 18 sont représentés dans le plus récent parlement, celui qui a été gelé le 25 juillet dernier.
Des conséquences aggravées par la difficulté d’avoir des gouvernements majoritaires et stables. Au cours de l’année 2020 et en pleine pandémie Covid-19, trois chefs de gouvernement et plus de 130 ministres ont été présentés aux Tunisiens, comme décideurs… pour le résultat qu’on connaît : une récession de -9% et plus de 19 000 sacrifiés par la Covid-19…juste pour 2020!
Des conséquences aggravées aussi par l’impératif de faire et défaire des coalitions contre-nature, abjectes et insensées …pour gouverner dans l’incohérence, dans l’indécision, dans l’incapacité de réformer… et dans une arrogance humiliante pour la Tunisie et pour son histoire.
Depuis 2011, les partis au pouvoir ont fait comme bon leur semble, sachant que le réservoir de votes venant de l’électeur médian est intarissable, inépuisable, considérant la mémoire courte, l’ignorance, l’indécision et le simplisme caractérisant l’électeur médian.
En Tunisie post 2011, les partis qui ont réussi à sortir de la mêlée, avec de grands nombres de députés, sont ceux qui ont réussi à trahir l’électeur médian. Profitant de ses faiblesses, de son l’ignorance et de son inculture pour pomper son vote et le jeter comme un linge malpropre, juste après.
Des partis sans foi ni loi
Ce sont aussi ces mêmes partis qui ont humilié l’électeur médian en lui offrant, sous les projecteurs des caméras, un kilogramme de spaghetti, des paquets de biscuits, un couffin de carottes et navets… et lors de la journée des élections des zlabias (gâteau berbère fait de farine et sucre).
Un vote, pour un kilogramme de spaghetti… c’est cela l’image que renvoie la démocratie de la Tunisie post-2011, de par le monde!
Ce son les mêmes qui ont promis le paradis dans l’au-delà contre des votes pour leurs candidats et partis… Et cela a fonctionné, encore une autre honte pour le Printemps arabe!
La transition démocratique de la Tunisie post-2011 a ainsi subi les diktats de ces partis fondamentalement manipulateurs, sans sens éthique, sans programme économique… ni engagement crédible pour améliorer réellement le pouvoir d’achat des femmes, des enfants et des hommes de la Tunisie profonde.
Ces mêmes partis créés souvent ex nihilo savent tout sur cet électeur médian et sur sa personnalité malléable et psychologie fragile. Ils savent tout sur son très faible pouvoir d’achat, sur son très faible niveau d’éducation, sur son simplisme, sur son attachement spontané à l’islam!
Partis et médias ont fait le portrait-robot de cet électeur médian, docile et bonne patte. Ils savent qu’il a la mémoire courte et qu’il ignore tout sur les véritables enjeux de la Tunisie d’aujourd’hui! À des années-lumière pour comprendre les moteurs de la croissance, les déterminants de la création de l’emploi, les méfaits d’une politique monétaire procyclique…
Ces partis et médias ont pris pour cible l’électeur médian pour le captiver et le tenir en laisse, jusqu’à lui dicter son vote, le jour du scrutin. Et pour ce faire, ils sont capables d’imiter son accent, de jouer sur ses sentiments, de se positionner dans son temps libre pour le bombarder par un discours taillé sur mesure.
Le vote consenti par cet électeur médian, dans le contexte (de la Tunisie post-2011), a mis en selle des élus et des partis les moins aptes à changer la donne et à mener les réformes économiques, sociales et politiques requises. Totalement dans la sélection adverse, où les bons candidats cèdent le pas au profit des pires candidats.
«La pomme ne tombe jamais trop loin du pommier»
Et dans ce jeu malsain, les partis qui ont le plus de moyens financiers pour la propagande sont ceux qui arrivent à mobiliser le plus de médias pour élire le plus grand nombre d’élus au parlement.
Anthony Downs a décrit ce processus contre-productif pour les démocraties qui se respectent.
Les plus récentes statistiques et les données de sondages produites au sujet de la Tunisie sont éloquentes et confirment cette réalité combien décevante pour les Tunisiens et pour les amis de la Tunisie.
Trois enjeux statistiques en disent long sur la gravité de la dérive de la démocratie en Tunisie, et ultimement dans les pays arabo-musulmans.
On puise ces statistiques dans des bases de données internationales qui ont creusé en profondeur les valeurs, les attitudes et les comportements des Tunisiens et Tunisiennes, face aux enjeux politiques, économiques et sociaux.
Primo : le World Value Survey (WVS) a produit pour la Tunisie sa 7e collecte de données pour 2020, utilisant un échantillon de 1208 répondants représentatifs.
Les données nous apprennent que :
- 37 % des électeurs se déclarent comme ayant une idéologie politique centriste,
- 40% se déclarent comme ayant une idéologie de droite, et
- 23 % se déclarent comme ayant des valeurs de gauche (socialistes, socio-démocrates et communistes).
Pour être élus avec certitude (et malgré un absentéisme grandissant), les partis de gauche et de droite convoitent le centre, multipliant les promesses et les gestions de séduction… Tous versent ainsi dans le grappillage des votes, le populisme dans la rhétorique et le maraudage au centre.
Les micro-données de la WVS de 2020 sont accessibles en ligne. On les utilise pour résumer dans le graphique ci-dessous le positionnement des Tunisiens et Tunisiennes sur un spectre gauche-droite (1=left et 10=right).
Ce graphique confirme l’importance de l’électeur médian dans le jeu électoral en Tunisie post-2011. Il confirme aussi l’origine des dysfonctionnements de la démocratie tunisienne et de l’inefficacité du système électoral imposé par la Constitution de 2014.
Secundo, le même sondage du WVS nous apprend que la personnalité de l’électeur médian est plutôt dominée par les femmes (54% de femmes, contre 46% d’hommes), par un faible niveau d’éducation (analphabète, niveau primaire et au mieux deux années du secondaire), avec une mentalité plutôt fataliste, religieuse et dans l’ensemble peu résiliente.
Des électeurs plutôt arabophones, jeunes (40 ans en moyenne, contre 45 ans pour les électeurs de la droite), ayant peu d’accès à la modernité (voyage, langues, culture, etc.) et peu éduqués aux valeurs de la tolérance requise pour le vivre ensemble, notamment.
Tertio, les données du WVS permettent de dévoiler les perversions et les incohérences de l’électeur médian, et des électeurs en général. Trois indices pour confirmer ces contradictions et incohérences entre les valeurs de la démocratie et celles de la culture dominante.
1- De manière générale, 8 citoyens sur 10 avouent l’omniprésence de la corruption en Tunisie au sein du gouvernement, au sein du parlement et au sein des institutions officielles. Mais, quand il faut agir contre la corruption, seulement une très faible proportion (12%) déclare avoir agi par un refus ou une dénonciation du fléau de la corruption.
2-Alors que dans le discours officiel, les répondants au sondage affichent une intégrité sans faille et un attachement à l’égalité entre homme et femme, entre noir et blanc, entre monde rural et monde urbain… dans la vie de tous les jours, citoyens, élus et partis luttent farouchement contre l’instauration de l’égalité homme-femme dans l’héritage!
Un grand nombre de citoyens avouent ouvertement une certaine «légitimité» pour des comportements condamnables, comme ne pas payer ses taxes, resquiller dans le transport public, revendiquer des droits injustifiés… ou encore s’approprier le terrain d’autrui, à chaque fois que c’est possible!
3- Autre élément atypique : les données de WVS indiquent que les Tunisiens et les Tunisiennes ne croient pas suffisamment aux règles du marché libre, aux préceptes de la compétition dans la production et du mérite par le travail (et la productivité), préférant la mainmise du gouvernement sur l’économie, sur l’investissement et la création de l’emploi. Des valeurs qui sont catégoriquement aux antipodes des démocraties fondées sur l’innovation, sur la productivité, sur la concurrence et sur l’investissement.
Quasiment tous les partis politiques ayant dominé la scène politique en Tunisie depuis 2011 ont appliqué la même recette, démontrée par le théorème de l’électeur médian, et ce comme stipulé par l’économiste Anthony Down il y a de cela plus de 60 ans. Tous ou presque ont opté pour une démarche qui consiste à abuser de la confiance et de la crédulité de l’électeur médian pour accéder et se maintenir au pouvoir!
Et c’est pourquoi la Tunisie post-2011 paie un lourd tribut et subit un tortueux et douloureux apprentissage de la démocratie!
La Tunisie doit repenser son système électoral, réhabiliter l’éthique en politique et réécrire sa constitution pour limiter les dégâts liés aux abus de l’exploitation d’électeurs indécis, peu éduqués, manipulables à gré…, par des partis politiques disposant d’importants moyens financiers internationaux et de fortes connexions avec des médias peu scrupuleux et trop dociles aux diktats des partis islamistes.
* Universitaire au Canada.
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