Les sondages d’opinions réalisés en Tunisie se suivent et leurs résultats, à quelques points près, se ressemblent, confirmant des tendances lourdes que certains protagonistes de la scène politique ont du mal à admettre, car elles contrarient leur ambitions, contredisent leur perception d’eux-mêmes et traduisant, chez eux, une grave méconnaissance de l’électorat dont ils sollicitent les suffrages.
Par Ridha Kéfi
La tendance la plus lourde concerne l’insolente popularité du président de la république Kaïs Saïed qui, deux ans après son élection, est loin d’être rattrapé par l’usure du pouvoir, comme souvent le cas, un peu partout dans le monde, six mois après une élection présidentielle.
Mieux encore (ou pis pour ses adversaires qui n’en démordent pas), Kaïs Saïed plafonne, dans le dernier baromètre politique du cabinet Emrhod Consulting, réalisé du 27 au 31 octobre 2021, auprès d’un échantillon représentatif de 1 190 personnes, à 79% de taux de satisfaction et à 82% d’intentions de vote pour la présidentielle, devançant ainsi de très loin Abir Moussi, la très populaire présidente du Parti destourien libre, créditée de seulement 6%, le journaliste populiste Safi Saïd (4%), l’ancien président «provisoire» Moncef Marzouki (3%), pourtant soutenu par les islamistes, l’ancien ministre Mohamed Abbou (2%) et l’ancien vice-président de l’Assemblée Abdelfattah Mourou (2%).
Partisans et adversaires de Saïed
Ce qui est encore plus surprenant, quand on analyse ces résultats qui sont confirmés, au fil des mois et au gré des sondages, c’est que cet ancien professeur de droit constitutionnel n’a vraiment pas de passé politique qui plaiderait pour lui et n’appartient à aucun parti. Il répugne même la «partitocratie» qu’il accuse d’être la cause de tous les maux actuels de la Tunisie, un pays au bord de la banqueroute financière. Et comme pour énerver davantage ses adversaires et les désespérer un peu plus, les sondeurs classent un nébuleux «parti de Kaïs Saïed» en tête des intentions de vote pour les législatives avec un taux de 35%, devant le PDL (29%), le parti islamiste Ennahdha dont la chute inexorable se poursuit (14%), le Courant démocratique (5%), le Mouvement du Peuple (4%), alors que tous les autres partis, dont d’anciens ténors de la scène politique (Qalb Tounes, Nidaa Tounes, Tahya Tounes, Al-Joumhouri, Afek Tounes, Ettakatol, etc.) se répartissent les 3% restants.
Ce sont là, en tout cas, les données qui ressortent du dernier sondage d’Emrhod Consulting et qui suscitent une forte controverse dans les réseaux sociaux opposant les adversaires de Saïed à ses partisans, lesquels polarisent aujourd’hui la scène politique qui, hier encore, était polarisée entre islamistes conservateurs et libéraux modernistes. Il y a eu comme un séisme politique qui a tout chambardé et renvoyé à ses chimères toute une génération d’acteurs aujourd’hui déboussolés et en mal de repères.
Les premiers, désespérés et inconsolables face au cavalier seul de Saïed, que toutes les campagnes de dénigrement n’arrivent pas à déboulonner, croient pouvoir faire baisser la température en cassant le thermomètre, mettant en doute la crédibilité des instituts de sondages, allant même parfois jusqu’à les accuser de manipulation de l’opinion voire de rouler pour le locataire du Palais de Carthage, qui n’est pourtant pas du genre à distribuer de l’argent (il n’est d’ailleurs pas réputé en posséder) pour gagner le soutien ou la sympathie des gens. Il fait même tout pour mettre de la distance entre lui et tous les acteurs de la scène nationale (partis, organisations, médias, hommes d’affaires, etc.), quitte à se faire détester cordialement de tous.
Quel parti pour Kaïs Saïed ?
Par ailleurs, ces mêmes instituts de sondage que l’on accable aujourd’hui ne s’étaient pas (beaucoup) trompés depuis qu’ils ont commencé à opérer légalement en 2011. Lors des précédentes élections, ils avaient toujours prévu les résultats finaux à quelques points près. Ils avaient aussi prévu la montée d’un obscur professeur de droit constitutionnel appelé Kais Saïed, qui était alors toujours donné second ou troisième dans les intentions de vote pour la présidentielle, et ce dès 2013. Et alors que les bien-pensants se moquaient d’eux, ils n’hésitaient pas à classer ce dernier premier dès le début de 2019 et, à la fin de l’année, c’est lui qui écrasa tout le monde avec un score astronomique (73%).
Ces instituts, rappelons-le aussi, avaient parlé, dès 2018, du «parti de Nabil Karoui», inexistant à l’époque, et qui arriva second aux législatives de 2019. Ils l’avaient vu venir comme ils avaient vu venir, à la même époque, Abir Moussi et son PDL, tendance qui n’a cessé de se confirmer depuis.
Tout cela pour dire aux futés et aux sceptiques que le «parti de Kais Saïed», dont on parle de plus en plus aujourd’hui, n’a pas été créé par les sondeurs, comme disent certains, parce qu’ils cherchent à manipuler l’opinion et favoriser le président de la république. Mais ce «parti», légalement inexistant, existe bel et bien dans la conscience des électeurs. Les sondages étant réalisés selon la technique des réponses «spontanées», ce sont les sondés qui le citaient d’eux-mêmes et le classaient en tête de leurs intentions de vote pour les législatives. Ils parlent aujourd’hui du «parti de Kais Saied» comme il ont parlé hier du «parti de Nabil Karoui». C’est ce qui avait d’ailleurs donné à ce dernier des ambitions de destin national et le poussa à créer Qalb Tounes, quelques mois seulement avant les législatives de 2019, parti artificiellement constitué et qui disparut de la scène moins de deux ans après sa création.
La question aujourd’hui est donc de savoir si Kaïs Saïed, qui est si farouchement opposé à la «partitocratie», qui tourne le dos à tous les partis existants, y compris ceux – plutôt rares – qui le soutiennent, et qui tire sa force d’un soutien populaire qui ne semble pas (encore) faiblir, va se résigner à créer son propre parti, pour porter sa candidature aux présidentielles de 2024 et, pourquoi pas, présenter aussi des listes aux législatives pour garantir une assise parlementaire au pouvoir présidentiel qu’il s’apprête à mettre en place, d’ici là, au terme des réformes institutionnelles envisagées.
Autocritique et stratégies de reconquête
Aussi, et au lieu de partir en guerre contre les instituts de sondages, les autres acteurs politiques devraient-ils plutôt analyser les tendances lourdes traduites par les sondages réalisés ces derniers mois et essayer d’en tirer de bonnes leçons pour l’avenir. Il ne s’agit pas de douter de la popularité de Saïed, qui reste indiscutable, mais de comprendre comment un néophyte comme lui est arrivé, sans les moyens habituels de la politique (partis, argent, médias…), à leur damer le pion et à les coiffer tous au poteau.
Ce n’est qu’en faisant une autocritique sereine et courageuse, en essayant de comprendre les considérations qui motivent les choix des électeurs et en élaborant une stratégie de reconquête des cœurs et des esprits, avec notamment un vrai programme socio-économique et de vraies propositions de relance d’un pays en panne, qu’ils pourront espérer se replacer sur l’échiquier. Les postures trompeuses, les effets de manche et les jeux d’alliances, toujours fragiles et éphémères, ne sauraient asseoir un leadership national digne de ce nom et, surtout, durable.
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