Hier, dimanche 14 novembre 2021, nous avons failli assister, en Tunisie, à une catastrophe comme l’histoire sait parfois en gratifier les peuples dans leur moment d’étourdissement : le remplacement du président de la république Kaïs Saïed par Samira Chaouachi, la détentrice du record mondial de l’opportunisme politique. C’était, en tout cas, le scénario préconisé par la précédente «catastrophe historique» que la Tunisie a connue : l’ancien président (provisoire) de la république Moncef Marzouki.
Par Ridha Kéfi
Le scénario tel que proposé, le plus sérieusement du monde, par notre «tartour» national consistait à couronner le mouvement de protestation organisé hier par le parti islamiste Ennahdha et ses «khammassa» (métayers) habituels parmi la mouvance dite démocrate progressiste, contre le «coup d’Etat» perpétré par le président Saïd, le 25 juillet dernier, par la destitution de ce dernier (une simple formalité dans l’esprit dérangé de M. Marzouki) et l’investiture de Samira Chaouachi comme présidente de la république, et ce en sa qualité de vice-présidente de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), étant entendu qu’entretemps, le président de l’Assemblée Rached Ghannouchi aurait démissionné de son poste et que celle-ci, gelée depuis le 25 juillet, se serait réunie pour entériner cette décision. Un transfert de pouvoir réglé comme du papier à musique. Sauf que rien n’est allé comme prévu…
La victoire en chantant et le doigt dans le nez
Le problème n’est pas que M. Marzouki ose faire une pareille proposition, on sait que l’agité du bocal est capable d’en faire d’encore plus saugrenues et plus stupides, n’étant tenu d’aucune décence intellectuelle ni d’aucun bon sens politique, le problème est que beaucoup ont cru que ce scénario pouvait se réaliser, à commercer par l’intéressée elle-même, la très intéressée Samira Chaouachi, qui, tôt le matin, a pris soin de se faire belle avant d’aller faire la belle au premier rang des manifestants au Bardo. Elle posait, heureuse comme un roi, devant les photographes et les caméramans, tout en comptant les minutes la séparant encore du moment historique de son entrée triomphale au Palais de Carthage sur un char affrété à cet effet par le parti islamiste.
Bien entendu, il fallait être vraiment con (excusez l’expression!) pour mordre à cet hameçon-là, mais on sait que la connerie n’est pas une denrée rare parmi la faune qui hante la scène politique tunisienne où tout le monde se voit volontiers trônant au palais de Carthage ou, au moins, à celui de la Kasbah, les plus hautes fonctions de l’Etat ayant été, depuis 2011, si dévoyées et si démonétisées que le dernier des cons croit pouvoir y sérieusement postuler, qui plus est, et de préférence, en faisant l’économie du suffrage universel, c’est-à-dire comme une lettre à la poste, la victoire en chantant et le doigt dans le nez.
Le saut de grenouille d’un marigot à un autre
Mme Chaouachi, dont la carrière politique se résume à une série de sauts de grenouille d’un marigot à un autre, a donc eu la faiblesse de croire que son heure était venue et que l’histoire, par l’une de ses imparables ruses, l’a enfin désignée, elle, la plus rusée du peloton, pour trôner à la tête d’un pays qui va à vau-l’eau. D’ailleurs, pourquoi pas elle ? Au vu de la qualité du personnel politique qui se succède à la tête du pays, un chaouch de moins ou de plus, n’ajouterait pas beaucoup aux malheurs d’un peuple qui sait faire lui-même son propre malheur. Mais cette fois-ci, et ce n’est pas faute de l’avoir tenté, le peuple a raté son coup : c’est comme la balle qui ne part pas, lorsque le candidat au suicide a appuyé sur la gâchette. Ouf, on l’a échappé belle, même si le renforcement de la position de M. Saïed n’est pas, à proprement parler, une bonne affaire non plus !
Pour revenir à Mme Chaouachi, il suffit d’examiner son parcours politique, tout en volte-face, en dérapages et en zigzags, pour mesurer l’ampleur de la catastrophe dont son mentor du jour, M. Marzouki en l’occurrence, a cru pouvoir nous gratifier, nous autres Tunisiens.
Mme Chaouachi, rappelons-le, a commencé sa carrière comme membre du bureau politique du Parti de l’unité populaire (PUP), sous la conduite de Mohamed Bouchiha, le cousin de Leïla Trabelsi épouse Ben Ali. Ce parti de «l’opposition de vitrine», qui émargeait sur les générosités de l’ancien dictateur et s’opposait surtout à… l’opposition de l’époque, elle l’a représenté à l’Assemblée de 2004 à 2011. A l’époque, elle se faisait petite et rasait les murs : on ne badinait pas avec le général et sa méchante épouse!
Au lendemain de la chute de Ben Ali, Mme Chaouachi s’est empressée de prendre ses distances, de se faire oublier quelque temps, avant de reprendre du service aux côtés de Kamel Morjane, l’ancien ministre de Ben Ali (Défense, Affaires étrangères), au sein du parti L’Initiative (Al-Moubadara), dont elle sera pendant quelque temps la porte-parole officielle.
N’étant pas du genre à accepter de se fondre dans l’anonymat, Mme Chaouachi n’a pas tardé à abandonner ce parti qui s’était perdu, entre-temps, dans la cohue de la période postrévolutionnaire, pour rejoindre l’Union patriotique libre (UPL), créé en 2011 par Slim Riahi, aujourd’hui en fuite à l’étranger et sous le coup de plusieurs affaires de corruption et de blanchiment d’argent.
D’alliance pompeuse en rupture tonitruante, l’homme d’affaires, dont l’origine de la fortune, constituée en Libye, en un temps très court à la fin du règne de Mouammar Kadhafi, est entourée de nombreux mystères, a décidé, en 2018, de faire fusionner l’UPL avec Nidaa Tounes, sous la direction très contestée de Hafedh Caïd Essebsi, lui aussi en fuite l’étranger depuis le décès de son père, l’ancien président Béji Caïd Essebsi, en juillet 2019, et c’est ainsi que Mme Chaouachi a siégé, pendant quelques semaines, à l’insu de son plein gré, au sein de la direction de ce nouveau parti où elle n’a pas tardé, elle et ses camarades de l’UPL, à susciter des réactions de rejet.
En 2019, nouveau saut de grenouille, Mme Chaouachi s’est retrouvée dans un nouveau marigot qui venait de se constituer, Qalb Tounes (Cœur de la Tunisie), parti fondé par un autre homme d’affaires au parcours tout aussi controversé, Nabil Karoui, patron de Nessma TV, aujourd’hui en fuite à l’étranger et poursuivi, avec son frère et associé, Ghazi Karoui, dans plusieurs affaires d’évasion fiscale, corruption financière et blanchiment d’argent. La grande classe !
Dans le giron des islamistes
C’est à croire que Mme Chaouachi affectionne la compagnie des personnalités interlopes et se complait dans le clair-obscur des douteuses proximités. C’est, en tout cas, sous les couleurs de ce parti, aujourd’hui presque disparu, que Mme Chaouachi s’est fait élire à l’Assemblée en 2019, réussissant à accéder, grâce à une précieuse alliance avec le parti islamiste Ennahdha, à la vice-présidence du parlement, et à trôner, pendant deux ans, sous la coupole du palais du Bardo, montrant un tel zèle à servir les intérêts de ses employeurs islamistes qu’à l’annonce du gel des travaux de l’Assemblée, le 25 juillet dernier, par le président Saïed, et l’effritement prévisible de son parti, Qalb Tounes, on l’a souvent vue aux côtés de Rached Ghannouchi et des dirigeants islamistes, le parti Ennahdha étant en passe de devenir son nouveau marigot. Et c’est au début de cette nouvelle séquence qu’on l’a surprise, hier, au premier rang des manifestants contre le «coup d’Etat» de Kaïs Saïed, encadrée comme il se doit par de vieux barbus qui ont peur pour… leur avenir. Elle pensait peut-être que le sien était déjà tout tracé : les islamistes l’a porteront au palais de Carthage. Elle peut toujours rêver, surtout qu’aujourd’hui, une longue traversée du désert l’attend, en attendant qu’une nouvelle opportunité se présente à elle. Les opportunistes de son espèce, on le sait, chôment rarement…
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