Dans l’affaire Bhiri, peut-on sérieusement accuser le président Kaïs Saïed d’avoir contrevenu aux normes des procédures judiciaires en cours dans les pays démocratiques, ainsi que l’en accusent ses adversaires, tout en sachant que l’objectif poursuivi par le chef de l’Etat est la libération de l’institution judiciaire de l’emprise d’un parti politique totalitaire et rétrograde, qui a mené la Tunisie au bord de la faillite avec la complicité active de partenaires aux ordres ?
Par Dr Mounir Hanablia *
Le «rapt» de Noureddine Bhiri consacre une escalade significative dans la lutte engagée entre le président Kaïs Saïed et le parti Ennahdha (et de ses alliés) .
Au cours d’un point de presse, les représentants du parti islamiste ont en effet comparé les militaires qui grâce aux blindés avaient interdit l’accès du parlement aux députés le 25 juillet dernier, aux éléments musclés ayant contraint l’ancien ministre de la Justice à les suivre manu militari. Ils ont parlé d’enlèvement, de violence, de tyrannie.
Mais dans les affaires de terrorisme, il est déjà douteux que les procédures soient comparables à celles ayant cours dans les affaires de droit commun. Qui plus est, et ainsi que l’a rappelé le ministère de l’Intérieur, le pays se trouve depuis cette même date sous le régime de l’état d’urgence, au nom du danger imminent invoqué dans l’article 80 de la Constitution ayant justifié ou servi de justificatif à la fermeture du parlement et la suspension des garanties constitutionnelles.
Il est incontestable que pour arriver à ses fins le président Kaïs Saïed ait bénéficié du soutien de l’écrasante majorité de la population, lassée des violations répétées de la loi, de l’impunité, des luttes stériles et égoïstes ou des ententes intéressées entre des politiciens indifférents face à la dégradation de son niveau de vie et ses difficultés quotidiennes, ou incapables d’y apporter une solution.
On peut supputer qu’en réalité, ce ne fût pas le parti Ennahdha en tant que tel qui fût visé, autrement c’est toute sa direction qui eût été cueillie en pleine nuit alors que les éventuels témoins eussent été encore livrés aux bras de Morphée. Et les «ravisseurs» si on peut les appeler ainsi ont opéré ouvertement au vu et au su du voisinage et en présence de l’épouse, le matin alors que les rues étaient encombrées, en se référant, selon ce qui a été rapporté, aux «instructions». Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi n’avaient pas été aussi chanceux.
Il ne s’agit donc pas d’une nouvelle affaire Matteotti, Ben Barka, Hached, ou bien d’une nouvelle opération Condor. M. Bhiri a été mené vers une destination inconnue, après avoir été brutalisé selon son épouse, ou plus vraisemblablement quelque peu bousculé pour le dissuader de résister, mais ce n’est pas pour autant qu’il ait été enlevé.
Que le parquet eût plus tard déclaré ne pas avoir émis de convocation ou de mandat de dépôt à son encontre ne signifie pas dans le cas précis que certaines règles n’eussent pas été respectées, particulièrement celle de faire savoir que l’intéressé avait eu affaire à des services de sécurité relevant de l’Etat, ce qui est déjà en soi une garantie. Le ministre de l’Intérieur l’a plus tard reconnu, ce qui a levé toute équivoque.
Pourquoi Noureddine Bhiri ?
Il demeure de savoir pourquoi parmi tous les dirigeants islamistes c’est lui qu’on ait ainsi choisi de cueillir d’une manière aussi peu cavalière. S’il s’était agi de l’enquête sur les assassinats des deux personnalités politiques Belaid et Brahmi, ou bien le transfert des jeunes vers la Syrie via la Turquie, c’est plutôt Ali Larayedh, en tant qu’ancien ministre de l’Intérieur, à qui on eût dû demander des éclaircissements. S’il avait été question de l’organisation secrète du parti islamiste, de son financement illicite, ou de l’empoisonnement supposé du président défunt Béji Caïd Essebsi, c’est Rached Ghannouchi qu’on eût pu faire témoigner.
Ce qui distingue M. Bhiri de ses collègues du parti, aux yeux de l’opinion publique, est d’avoir été le ministre de la Justice qui immédiatement après les élections de l’Assemblée constituante, a pris sur lui de la «réorganiser». Certains l’accusent de l’avoir taillée sur mesure, en fonction des besoins politiques du parti Ennahdha grâce à des dossiers compromettants datant de l’époque de Ben Ali, sur lesquels il aurait mis la main lors de l’exercice de ses fonctions. Dans le langage populaire, il est ainsi devenu courant de qualifier une justice partisane de «justice de Bhiri». Si donc on lui en porte rigueur quelque part, ce ne peut normalement être pour moins que cela. On en saura plus ultérieurement.
Mais au nom de de sa sacro sainte indépendance, la justice, plus précisément son Conseil supérieur de la magistrature (CSM), ne semblerait pas très encline à se soumettre aux exigences du chef de l’Etat relativement au jugement des affaires impliquant le parti islamiste, du moins aux yeux d’une partie de l’opinon publique. Et même elle serait parfois désireuse de l’embarrasser. La récente condamnation de la militante des droits des femmes et avocate Bochra Belhaj Hamida pour une plainte pour diffamation remontant à 2012 s’inscrirait ainsi dans cette logique, tout autant que celle de l’ancien président par intérim Moncef Marzouki qui semblait pourtant issue d’une volonté présidentielle précise, celle de châtier les «traîtres». Etonnamment, le président a nié avoir eu connaissance d’une condamnation aussi rapide et aussi lourde, et on peine à le croire. M. Marzouki, réfugié à l’étranger, se serait vanté d’avoir torpillé le Sommet de la Francophonie qui devait avoir lieu à Djerba en novembre dernier et de contribuer à l’isolement diplomatique de la Tunisie pour abattre ce qu’il qualifie de tyrannie, ce dont, traître ou pas, il ne saurait sortir grandi.
Libérer la justice de l’emprise du mouvement Ennahdha
Pour autant, l’arrestation de M. Bhiri, puisque c’est de cela qu’il s’agit, répondrait à une œuvre d’intérêt public, celle de libérer la justice de l’emprise d’un mouvement qui l’aurait empêchée de lutter efficacement contre le terrorisme ou de s’opposer à son terreau, l’enseignement dispensé par des medersas parraînées par des organisations suspectes, telle celle des Oulémas musulmans de Youssef Qaradawi.
Les alliés dialectiques du parti Ennahdha toujours prompts à s’égarer au nom de nécessités «démocratiques» et du respect des procédures judiciaires, qualifient cela de tyrannie issue d’une volonté de concentrer tous les pouvoirs dans une seule main. Mais la véritable tyrannie n’a-t-elle pas été de disséminer impunément ses partisans durant dix années dans les rouages les plus sensibles de l’Etat, et d’avoir eu à sa disposition, après ceux issus de ses rangs, deux chefs du gouvernement aux ordres, MM Chahed et Mechichi, qui se sont égarés dans des affrontements contre les présidents qui les avaient nommés?
La situation d’exception que nous vivons justifierait en soi la suspension des garanties constitutionnelles, mais même dans les pays phares de la démocratie comme les Etats-Unis d’Amérique, il n’est pas rare que les procureurs décident d’arrêter un individu à l’heure du laitier, pour le pousser à coopérer. Paul Manafort et l’avocat Michael Cohen, deux proches de Donald Trump , en ont même fait l’expérience. On ne peut donc pas prétendre que les droits de l’homme ou ceux de l’ancien ministre d’Ennahdha aient été violés plus que ne le seraient ceux de tout autre citoyen relativement à des accusations comparables, et d’autre part, la libération de l’institution judiciaire de l’emprise d’un parti politique totalitaire et rétrograde, qui détonne par rapport aux libertés publiques dont il se dit opportunément être le défenseur, constitue un préalable nécessaire aux élections législatives prévues en 2022, censées restituer le pays à une vie politique normale.
A l’inverse, seule une justice raisonnablement indépendante pourrait éventuellement apporter les preuves des éventuelles violations de la loi justifiant la dissolution, réclamée par l’opinion publique, du parti politique qui en serait responsable.
Le président Kais Saied ne respecte pas les normes démocratiques, en concentrant tous les pouvoirs entre ses mains, c’est un fait. Mais l’équation qu’il doit résoudre n’est pas simple. Comment se sortir d’un système qui a mené le pays vers la ruine alors que, mis à part Abir Moussi, les forces qui occupent le champ politique et qui s’opposent maintenant à lui sont toujours dirigées par les mêmes personnalités responsables du désastre, qui n’ont pas reconnu leurs échecs et n’ont pas daigné céder leurs places à d’autres?
Il n’empêche, dans l’affaire Bhiri, on ne peut pour autant pas l’accuser d’avoir contrevenu aux normes des procédures judiciaires en cours dans les pays démocratiques, ainsi que l’en accusent ses adversaires.
* Médecin de pratique libre.
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