La jeune «démocratie» tunisienne est au bout du rouleau et les Tunisiens lambda ne veulent plus supporter leurs «élites» dysfonctionnelles qui envahissent l’espace public avec un discours creux, dépourvu d’un minimum de jugeote économique, sans vision stratégique et sans un minimum de bon sens éthique. Les citoyens revendiquent plus d’efficacité, plus de pragmatisme dans la gestion de l’État et des services publics. Ils appellent de leurs vœux des changements, des réformes et des politiques innovantes. Qui tardent à venir…
Par Moktar Lamari, Ph. D. *
Alors qu’elle n’a pas bouclé son 11e printemps, la Révolte du Jasmin affiche de sérieux symptômes d’essoufflement précoce. Les citoyens perdent patience, alternant lassitudes, agacements et «ras-le-bol» face à l’irresponsabilité des partis politiques, à l’inefficacité des élites au pouvoir et à l’immaturité de tous ces free riders, et irresponsables pour qui la démocratie permet tous les droits et exonère les gens de leurs devoirs. Comment expliquer cette fatigue démocratique en Tunisie, berceau du Printemps arabe et première «démocratie» en terre d’islam?
Plus ça change, plus c’est pareil !
Qui eût cru que la gouvernance du clan de Rached Ghannouchi sera pire que celle du clan de Zine El Abidine Ben Ali?
Le citoyen lambda n’en peut plus! Et il y a de quoi! Il est lassé par ces querelles incessantes qui opposent les élites au sommet de l’Etat, l’Assemblée devenue un refuge pour les bandits et les fanatiques de tout acabit.
Le citoyen lambda est écœuré de ces partis politiques créés ex-nihilo et hors sol… Ils ne veut plus supoorter ces «élites» dysfonctionnelles qui envahissent l’espace public avec un discours creux, dépourvu d’un minimum de jugeote économique, sans vision stratégique et sans un minimum de bon sens éthique.
Le même citoyen ne comprend pas pourquoi plus ça change, plus c’est pareil!
Depuis 2011, on en a vu défiler du beau-monde au pouvoir. Dix gouvernements, presque 480 ministres et des centaines d’élus (parlement et municipalités). Quatre gouverneurs de la Banque centrale…
Si les noms et les étiquettes changent, tous ceux qui ont gouverné (avec rares exception), ils appliquent tous les mêmes politiques economiques avec autant d’inefficacité, autant d’incompétence et autant d’appauvrissement collectif.
Aucun de ces gouvernements et de ces ministres n’a eu le courage suffisant pour laisser des empreintes propres, mesurables en termes de réformes, de changements viables et de dinars dans le panier du ménage.
Quand on leur montre les indicateurs économiques et on leur demande des comptes, ils répliquent en meutes que ce n’est pas de leur faute, évoquant parfois l’intransigeance des syndicats, d’autres fois les pressions des partis d’opposition, l’inélasticité de leur propre «ceinture politique» ou la rigidité de leur couchage et «coussin politique».
La fatigue démocratique est aussi associée à cette ambiance exécrable au somment de l’État (parlement et exécutif). On s’insulte au grand jour, avec de gros mots, on règle des comptes, tous les moyens sont bons!
On triche, on viole les us et coutumes, on vole le bien public et on s’offre aux plus offrants des lobbies et groupes d’intérêt prêts à payer pour maintenir le statu quo ou pour mousser des privilèges.
Des élus en fuite, d’autres sont emprisonnés, d’autres sont poursuivis par la Justice et d’autres attendent leur tour pour répondre à toutes sortes de malversations, crimes terroristes, financment illicite ou encore falsification des résultats d’élection.
Désenchantement général
Considérant la forte dominante des empreintes religieuses dans le pays, la fatigue démocratique observée en Tunisie post-2011 ne ressemble pas à la fatigue démocratique observée dans les pays occidentaux et décrite par le philosophe Alexis de Tocqueville, il y a plus d’un siècle (1805-1859).
Et pour cause, la fatigue démocratique de la Révolte du Jasmin a trait à une faiblesse «génétique», aux carences des anticorps immunitaires qui devraient se trouver dans les institutions, dans les valeurs éthiques et normes codifiant les comportements politiques et le sens de l’État.
Le désenchantement fait boule de neige ! Les analystes et citoyens s’accordent à dire que la Révolte du Jasmin en Tunisie a généré une démocratie atypique et appauvrissante plutôt que créatrice de richesse et d’amélioration de la prospérité collective.
Alors que la croissance économique est à négative (pour la decennie post-2011), traînant à la baisse le pouvoir d’achat (perte de 60% depuis 2011), accélérant la dévaluation du dinar (moins de 50% face à l’euro depuis 2010) et poussant des milliers de jeunes à se jeter dans la mer pour rejoindre l’Europe, les partis politiques tiennent le pays en haleine, en multipliant les tergiversations, les palabres, les causettes avec toujours plus d’arrogance déplaisante, et de résultats économiques dévastateurs pour l’économie du bien-être.
Plus de 200 partis et formations politiques (sans compter les 1 300 listes soi-disant listes indépendantes), se sont présentés aux trois principales élections législatives (2011, 2014 et 2019). Beaucoup d’entre eux ont été créés dans la précipitation et ceux qui ont un véritable programme économique se comptent sur les doigts d’une main. Des partis devenus avec le temps, des comptes bancaires pour siphonner l’aide internationale et détourner l’argent public.
Faute de compétences en économie politique, les différents gouvernements ont géré quasiment avec les mêmes orientations, visions d’ensemble et sans souci de reddition de compte.
Les partis politiques enfantés depuis ne sont pas outillés pour recruter des conseillers talentueux. Ils n’ont pas intégré totalement les fondamentaux d’une gestion axée sur les résultats et nourrie par le savoir et la recherche évaluative.
Sont rares les partis qui organisent de journées de réflexions économiques ou universités d’été pour former leur élite et innover leurs stratégies et instruments de gouvernance.
Pour limiter la casse, des organisations internationales comme le FMI, la Banque mondiale ou l’Union européenne sont obligés de conditionner leur aide à des recommandations prônant la bonne gouvernance et des réformes structurelles.
Les réformes promises par les gouvernements se font attendre, certains pour manque de compétences managériales et d’autres faute de volonté politique claire.
Le règne de la sélection adverse
Que des tocards me dit mon taxidriver qui me conduit vers l’aéroport Tunis-Carthage.
Bien choisi, le terme est utilisé dans certains milieux médiatiques tunisiens pour désigner ces candidats lancés dans la course électorale, sachant d’avance que leur rôle consiste à encombrer la piste et empêcher les meilleurs de trouver leur lancée en politique.
Et ceci explique en grande partie le non-renouvellement des élites des partis, et plusieurs présidents de partis sont aux commandes depuis la création de leur parti. C’est la vieille garde qui mène les partis politiques. L’alternance à la présidence des partis est quasiment impensable.
Les promesses électorales des partis sont très vite oubliées, et dans le feu de l’action, les décideurs politiques qui arrivent au sommet des ministères ne sont pas ceux qui sont les mieux qualifiés et les mieux formés pour honorer les promesses et réformer avec les contingences et risques liés.
La mécanique électorale et le fonctionnement politique des partis font que ce sont les plus incompétents qui finissent par occuper les postes décisionnels les plus décisifs pour la gouvernance du pays.
Les médias assument une grande responsabilité dans cette sélection adverse et hégémonie des lobbystes sur la vie politique et culturelle.
Les partis sont sclérosés et dominés par leurs vieilles gardes, barrant le chemin aux plus jeunes, aux plus compétents et souvent aux plus favorables aux réformes.
Les jeunes et les femmes… et autres porteurs de nouvelles idées se trouvent vite bloqués par les plus anciens et finissent par claquer la porte et quitter une scène politique au départ imperméable aux idées innovantes et peu ouverte aux changements.
«Les bottines ne suivent pas les babines»
Le désenchantement des citoyens face à leurs élites politiques est aussi expliqué par un système électoral qui ne tient pas suffisamment compte des préférences exprimées par les électeurs et les scrutins démocratiques.
Les citoyens et les électeurs constatent à leurs dépens que ce qui est promis au début du processus électoral n’est pas ce qui est livré et mis en pratique quand vient le temps de gouverner, réformer et faire face aux contraintes et contestations de ceux qui s’opposent aux réformes.
Les coalitions contre–nature ont marqué les deux précédentes législatures (2011-2014 et 2015-2019), et sous prétexte de consensus les partis se dédouanent de leur responsabilité et n’assument aucune responsabilité lors des élections suivantes.
Le parti religieux Ennahdha a été un acteur dominant dans les différentes coalitions gouvernementales, et ses objectifs politiques restent principalement identitaires, conservateurs, n’accordant aucune place aux impératifs économiques et la création de la richesse collective.
La fatigue démocratique constitue désormais le principal ennemi de la Révolte du Jasmin. Et ce n’est pas pour rien qu’on voit se multiplier les mouvements de contestation, de blocage et grèves générales.
Ce qui compte, c’est ce qui marche!
Cette formule inventée et dans un autre contexte, par Tony Blair «what matters is what works», en 2006, reste la clef de voûte de la survie de la Révolte du Jasmin en Tunisie.
Les citoyens revendiquent plus d’efficacité, plus de pragmatisme dans la gestion de l’État et des services publics. Ils appellent de leurs vœux des changements, des réformes et des politiques innovantes.
Pour se revigorer et se dégourdir, la Révolte du Jasmin doit rompre avec le cercle vicieux qu’elle a créé et qui consiste à changer à volonté de gouvernements et de ministres, mais jamais de politiques économiques.
* Universitaire au Canada.
Articles du même auteur dans Kapitalis :
La Tunisie victime de la complaisance intéressée des économistes du sérail
La Tunisie, le FMI et l’Iran…
Kais Saied: une bulle ou un bolé?
Donnez votre avis