Kaïs Saïed et le secrétaire général (SG) de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Noureddine Taboubi, se sont enfin rencontrés, samedi dernier. La rumeur sur la tenue de cette réunion circulait depuis quelque temps déjà… Là, nous y sommes: le face-à-face tant attendu aurait permis aux deux hommes de se dire certaines vérités. Serait-ce vraiment le «dégel» et l’entame d’un nouveau départ, dont le chef de l’Etat et le patron de centrale syndicale ont besoin ? Et sur quelle base ?
Par Moncef Dhambri *
Comme toujours, depuis l’accession de Kaïs Saïed à la magistrature suprême, les observateurs politiques ont appris à se contenter du peu de matière première –sous forme de communiqués de presse ou de vidéos «faites maison»– que la présidence de la République veut bien mettre à leur disposition. Par ces temps du compte-gouttes de l’information présidentielle, l’analyste en est réduit à la conjecture, à jongler avec les demi-mots, à faire parler les non-dits… bref, il a ajouté une autre corde à son arc, celle de l’acrobate.
Rien de nouveau sous le soleil
Dans la soirée du samedi 15 janvier 2022, donc, la présidence de la République a bien voulu nous gratifier d’une vidéo de 11 minutes où le chef de l’Etat, comme à son habitude, a monopolisé la parole. Pendant plus de 8 minutes, c’est-à-dire les trois-quarts du résumé de cet entretien Saïed-Taboubi, nous avons eu droit à un monologue du maître des lieux en trois parties: une introduction où le locataire du Palais de Carthage souhaite la bienvenue à son invité; un rappel historique –5 longues minutes !– sur le parcours de la centrale syndicale et ses grands faits d’armes; et une péroraison d’une minute sur ce que ces retrouvailles entre le chef de l’Etat et le SG de l’organisation de Farhat Hached pourront faire ensemble à l’avenir.
Dans cet échange ainsi présenté, il n’y a rien de tout à fait consistant ou de nouveau qui puisse laisser croire que la page «chiens de faïence» entre le Palais de Carthage et la place Mohamed Ali, qui aura duré de très longs mois, soit tournée.
Kaïs Saïed a eu beau balayer d’un revers de main «ces fausses rumeurs selon lesquelles nous étions en froid.» «Non, assure-t-il, nous n’avons jamais cessé d’échanger. Nous avons gardé contact par téléphone. Nous nous sommes régulièrement consultés… mais nous avons choisi d’être discrets». Alors que, se désole l’homme du 25 juillet en s’adressant à son hôte, «comme à leur habitude, les fauteurs de troubles ont préféré parler de ‘gel’ de nos relations, de ‘fossé’ qui nous sépare…»
En définitive, tout sur les désaccords entre la présidence de la république et la centrale syndicale ne serait qu’une pure fabrication des esprits malveillants qui sont «à l’affut de la moindre occasion pour semer le chaos et saper les fondements de l’Etat», selon M. Saïed.
Poursuivant sur cette lancée, le chef de l’Etat déroulera, pendant cinq «éternelles» minutes, tout ce qu’il a appris ou sait sur la centrale syndicale: sur Mohamed Ali El-Hammi, Farhat Hached, le mouvement de l’indépendance, la contribution de l’UGTT à l’action de la libération nationale, le soutien de l’organisation ouvrière à la cause palestinienne, son hebdomadaire ‘Echaâb’ et les tribunes de Mohamed Galbi dont il a gardé des copies, les années ’70… «C’étaient là des étapes cruciales de l’histoire de notre pays, des moments inoubliables», souligne le président de la République. «Des instants de la même importance que ce que nous vivons aujourd’hui, des moments d’une construction nouvelle», ajoute-t-il.
Au point où nous étions…
Et, tendant ainsi la main à la centrale syndicale, Kaïs Saïed a ouvert toute grande la porte du dialogue. Il déclame : «Nous œuvrerons encore ensemble, partant de nos certitudes et nos convictions. Bien évidemment, nous acceptons d’échanger avec toutes les parties disposées à discuter, à négocier et à écrire une nouvelle page de l’histoire de notre pays. Néanmoins, je l’ai dit et répété, nous n’accepterons jamais de discuter avec les escrocs. Pour ceux-là, nous soumettrons la semaine prochaine notre projet de réconciliation fiscale –une proposition que j’ai déjà faite en 2012.»
En somme, rien ne séparerait MM. Saïed et Taboubi et tout irait pour le mieux dans notre pays. Il n’y aurait même pas lieu d’enterrer de haches, puisqu’il n’y a pas eu de guerre…
En réalité –la triste réalité–, il y a loin de la coupe aux lèvres. Kaïs Saïed, en néophyte de la politique, a toujours péché par approximations, grandes phrases et projets vagues et illusoires qui ne «tiendront jamais la route». Ses affirmations péremptoires et leur nature cassante, son assurance excessive et son agenda inconsidéré trouvent, bien évidemment, preneurs auprès des désenchantés du 14 janvier 2011. Certes, ses fans –les décembristes ou juillettistes, à vous de choisir !– sont nombreux et ils le font savoir. Certes, le peuple a vomi Ennahdha, ses alliés, tous les partis et toute la classe politique, en général. Certes, au point où en était le pays, au point où en était le désastre de notre économie et au point où en était notre désespoir, le 13 octobre 2019, les Tunisiens ont voté massivement pour Kaïs Saïed, car, pour une bonne partie, ils ne voulaient pas de Nabil Karoui.
Temps d’arrêt, machine arrière et retournement
Le successeur de Béji Caïd Essebsi avait l’essentiel ou le minimum pour plaire: tout le monde a dit et répété que c’est une personne intègre, modeste, simple, honnête, droite dans ses bottes… Ses qualités morales indéniables pouvaient-elles suffire pour sauver la Tunisie ? Ses compétences incontestables de constitutionnaliste lui permettraient-elles de résoudre l’infinité de problèmes économiques, sociaux, politiques et culturels auxquels notre pays est confronté ? Surtout que l’homme du 25 juillet 2021 a choisi d’y aller tout seul, de «jeter le bébé (du 14 janvier 2011) avec l’eau du bain», et de mettre en œuvre un vieux rêve d’étudiant…
Aujourd’hui, six mois après le coup de balai du 25 juillet 2021, force est de constater que les projets de M. Saïed –qui a pris le plus grand soin de s’armer de super pouvoirs– peinent à démarrer ou ne démarrent pas. Egalement, force est d’admettre que nombre de ses soutiens de la première heure ont marqué un temps d’arrêt, fait machine arrière et certains se sont même retournés contre lui.
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